HHhH
salue la compagnie, va chercher son manteau au
vestiaire. Pendant qu’une jeune fille le lui tend, l’un de ses compagnons de
table le rejoint. Il lui glisse :
— Ecoute, Jozef, si tu
veux savoir, lorsque les Tchèques ont été démobilisés, après l’arrivée des
Allemands, certains ont refusé de retourner à la vie civile. C’était peut-être
par patriotisme, ou peut-être parce qu’ils voulaient pas se retrouver au
chômage, j’en sais rien. En tout cas, ils sont passés en Pologne, et ils ont
formé une armée de libération tchécoslovaque. Je crois pas qu’ils pèsent très
lourd, mais je sais qu’il y a aussi des Slovaques parmi eux. Ils se sont basés
à Cracovie. Moi, tu vois, si je fais ça, je serai considéré comme déserteur, et
je peux pas laisser ma femme et mes gosses. Mais si j’avais ton âge, si j’étais
libre… Tiso est une crapule, c’est ce que je pense, et la plupart des gars
aussi. On n’est pas tous devenus nazis, tu sais. Mais on a la trouille, quoi. A
Prague, il paraît que c’est vraiment terrible ce qui se passe, ils exécutent
tous ceux qui font mine de protester. Moi, je vais essayer de m’accommoder de
la situation, tu vois, sans faire de zèle, mais je vais me tenir tranquille.
Tant qu’on nous demande pas de déporter des Juifs…
Gabčík lui sourit. Il
enfile son manteau, le remercie, et sort. Dehors, il fait nuit, les rues sont
désertes, et la neige craque sous ses pas.
90
De retour à Žilina, Gabčík
a pris sa décision. À la fin de sa journée de travail, à l’usine, il salue ses
camarades comme si de rien n’était, mais décline l’invitation rituelle au bar
du coin. Il repasse rapidement chez lui, ne prend pas de valise, juste un petit
sac de toile, met deux manteaux l’un sur l’autre, chausse ses bottes les plus
solides, ses bottes de soldat, et part en refermant la porte derrière lui. Il
s’arrête chez l’une de ses sœurs, celle dont il est le plus proche, l’une des
seules personnes à être au courant de son projet, pour lui laisser les clés.
Elle lui offre un thé, qu’il boit en silence. Il se lève. Elle le serre dans
ses bras en pleurant un peu. Puis il se dirige vers la gare routière. Là, il
attend un bus qui va l’emmener au nord, vers la frontière. Il grille quelques
cigarettes. Il se sent parfaitement calme. Il n’est pas seul à attendre sur le
quai, mais personne ne fait attention à lui, malgré son accoutrement :
pour un mois de mai, il est trop chaudement vêtu. Le bus arrive. Gabčík
s’engouffre dedans et se tasse sur un siège. Les portes se referment. Le bus
redémarre dans un ronflement. Par la fenêtre, Gabčík regarde s’éloigner
Žilina, qu’il ne reverra plus jamais. Les tours romanes et baroques du centre
historique se découpent dans l’horizon obscur qu’il laisse derrière lui.
Lorsque Gabčík jette un dernier coup d’œil au château de Budatin, situé au
confluent de deux des trois rivières qui traversent la ville, il ignore que
celui-ci sera presque totalement détruit dans les années qui viennent. Il ne
sait pas non plus qu’il quitte la Slovaquie pour toujours.
91
Cette scène est parfaitement
crédible et totalement fictive, comme la précédente. Quelle impudence de
marionnettiser un homme mort depuis longtemps, incapable de se défendre !
De lui faire boire du thé alors que si ça se trouve, il n’aimait que le café.
De lui faire enfiler deux manteaux alors qu’il n’en avait peut-être qu’un seul
à se mettre. De lui faire prendre le bus alors qu’il a pu prendre le train. De
décider qu’il est parti un soir, et non un matin. J’ai honte.
Mais ça pourrait être pire.
J’ai épargné à Kubiš un semblable traitement fantaisiste, sans doute parce que
je connais moins la Moravie, d’où il est originaire, que la Slovaquie. Kubiš,
lui, a attendu le mois de juin 1939 avant de passer en Pologne, d’où il a
gagné la France, je ne sais pas comment, pour s’engager dans la Légion
étrangère. C’est tout ce que j’ai à dire. J’ignore s’il est passé par
Cracovie, premier point de rassemblement des soldats tchèques qui ont refusé la
capitulation. Je suppose qu’il a intégré la Légion à Agde, dans le sud de la
France, avec le 1 er bataillon d’infanterie des forces armées
tchécoslovaques de l’extérieur. Ou bien le bataillon, dont les rangs
grossissaient de jour en jour, était-il déjà devenu un régiment. Quelques mois
plus tard, ce
Weitere Kostenlose Bücher