Hiéroglyphes

Puis on entra.
    Les
pièces reflétaient un mélange singulier de goûts
masculins et féminins, rideaux de dentelle et murs richement
tapissés de papiers peints, mais partiellement recouverts de
cartes et de plans de ville. Il y avait les fleurs de madame et les
livres de monsieur, des monceaux de livres, dont certains fraîchement
ramenés d’Égypte. Le soin de Joséphine
était apparent, même si les bottes de Napoléon
trônaient au milieu de la salle à manger et sa capote
militaire sur un fauteuil.
    « Il
est dans sa chambre, susurra-t-elle.
    —  Allez
le rejoindre.
    —  Ses
frères ont dû déjà tout lui raconter. Il
va me détester. Je suis une vilaine femme infidèle.
C’est plus fort que moi. Je suis amoureuse de l’amour.
J’avais cru qu’il se ferait tuer.
    —  Vous
êtes humaine, tout comme lui… qui n’est pas un
saint, non plus ! Allez, demandez-lui pardon et dites-lui que
vous étiez en train de recruter des alliés.
Expliquez-lui comment vous nous avez persuadés de lui apporter
notre assistance, et que son avenir dépend aujourd’hui
de nous trois. »
    Je
n’avais guère confiance en Joséphine, mais de
quelle autre arme disposions-nous ? J’espérais que
Silano ne rôdait pas dans le voisinage. Réunissant
toutes ses forces défaillantes, elle monta les vingt marches
qui conduisaient à l’étage supérieur. On
l’entendit frapper, puis ouvrir la porte en s’écriant :
    « Mon
général bien-aimé ! »
    Il y
eut un long silence, suivi d’un martèlement prolongé
et de sanglots déchirants, d’appels à
l’indulgence du seigneur et maître. Bonaparte avait
bouclé sa porte.
    Il
était déterminé à divorcer. On percevait
les supplications de Joséphine et je crus entendre, enfin, le
bruit d’une clef dans la serrure. Puis un nouveau silence. Je
poussai une pointe jusqu’à la cuisine où la
servante nous trouva du pain et du fromage. L’état-major
présent attendait, comme nous, le résultat de la
tempête en cours au premier étage. On finit par
s’endormir.
    À
l’aube, une autre servante nous réveilla.
    « Ma
maîtresse veut vous voir. »
    On
grimpa l’escalier, la servante frappa et la voix de Joséphine
répondit, avec une légèreté que je
percevais, chez elle, pour la première fois :
    « Entrez ! »
    Le
vainqueur d’Aboukir et sa (nouvellement) fidèle épouse
reposaient côte à côte dans leur lit, couverts
jusqu’au menton, avec l’air satisfait de deux chats qui
ont trouvé le bol de lait.
    « Grand
Dieu, Gage, me salua Napoléon, vous n’êtes pas
encore mort ? Si mes soldats avaient la vie aussi dure que vous,
je conquerrais le monde.
    —  Nous
essayons seulement de le sauver, général.
    —  Silano
m’avait dit qu’il vous avait laissés tous les deux
en plein désert, enterrés jusqu’au cou. Et ma
femme m’a raconté vos aventures.
    —  Nous
ne voulons que le meilleur pour la France, général.
    —  Vous
voulez surtout le livre. Tout le monde veut le livre. Et personne
n’est capable de le lire.
    —  Nous,
si.
    —  C’est
ce qu’elle m’a dit. À l’aide d’une
copie de la pierre que vous avez détruite. J’admire
votre habileté. Soyez sûrs que votre longue nuit n’aura
pas servi à rien. Vous m’avez aidé à me
réconcilier avec mon épouse et, pour ça, je me
sens en veine de générosité. »
    J’arborai
un grand sourire. Nous n’avions pas gâché notre
nuit. Je jetai un regard circulaire, à la recherche du livre.
    Puis
il y eut des pas lourds, derrière nous. Une troupe de
gendarmes montait l’escalier. Quand je me retournai, Napoléon
braquait un pistolet.
    « Elle
m’a convaincu, au lieu de vous tuer purement et simplement, de
vous incarcérer à la prison du Temple. L’exécution
attendra votre jugement légal pour le meurtre de cette putain.
Je dois dire que ma Joséphine s’est montrée
infatigable en votre faveur. »
    Il
pointa l’index vers Astiza.
    « Vous,
allez dans la chambre de ma femme et commencez à vous
déshabiller sous sa surveillance et celle de mes domestiques.
J’ai convoqué des secrétaires qui vont recopier
votre code secret. »

27
    C omment
apprécier l’ironie de me retrouver enfermé dans
un « temple » bâti jadis pour abriter le
quartier général des Templiers, puis transformé
en prison pour le roi Louis et Marie-Antoinette jusqu’à
leur exécution, et chargé finalement, sans succès,
de garder sous les barreaux un certain Sidney Smith. Le