Histoire de la Bretagne ancienne et moderne
messe et vêpres, que le prêtre avait
répété plusieurs fois ces mots latins :
Per
EUM
qui venturus est judicare vivos et mortuos ; per EUM
qui vivit et regnat.
À ce moment il comprit le sens du
conseil de Merlin, et sortant de l’église, en proie au démon de
l’orgueil, il répétait : « Par Éon qui viendra juger les
vivants et les morts !… Éon ! mais, c’est moi, bien
moi ! » Il était donc évidemment désigné, prédit par les
Écritures ; il était le fils de Dieu ! Fou de vanité,
l’ermite rentra dans sa solitude, et l’esprit du mal lui révéla les
trésors de Merlin. Avec un tel secours, il convertit sans peine les
malheureux qui venaient entendre ses prédications ou plutôt ses
divagations incohérentes. Ces hommes s’établirent en grand nombre
autour de lui, le suivirent partout où il les mena, sans cesse au
Milieu des fêtes et des banquets, richement vêtus, sans soucis,
jouissant enfin de tous les plaisirs imaginables. Il suffisait de
s’asseoir à sa table pour qu’elle se trouvât sur-le-champ garnie,
sans qu’on sût comment, et couverte avec profusion de viandes
exquises et de mets délicieux. Seulement cette nourriture était si
légère, qu’après tant soit peu d’exercice, l’appétit se faisait
sentir aussi vif qu’auparavant ; preuve que la magie s’en
mêlait, dit la légende des prétendus miracles opérés par Éon.
À l’aide de l’esprit trompeur, il exécutait
des choses vraiment merveilleuses. Lorsqu’on venait le visiter, il
paraissait entouré d’une clarté si extraordinaire, qu’en le voyant
dans ce rayonnement fantastique, il était difficile de ne pas être
ébranlé et trop souvent séduit. Un jour qu’un de ses parents était
venu le voir, dans l’intention de le ramener à la vraie foi
catholique, Éon lui montra tant de richesses, de diamants, de
saphirs, de rubis, de perles, d’argent et d’or monnayé, que les
trésors de deux rois n’en eussent pas approché, et il lui permit
d’en prendre à sa volonté. Un gentilhomme qui par curiosité avait
suivi le parent du prophète aperçut un superbe épervier sur le
poing de l’un des serviteurs d’Éon. Vivement désireux de posséder
cet oiseau chasseur, le noble offrit de l’acheter ; mais Éon
le pria avec beaucoup de grâce de l’accepter comme un présent. Le
fauconnier du seigneur se plaignit bientôt de l’étreinte
extraordinaire de l’épervier, qui semblait vouloir lui broyer le
poing dans ses serres. Le gentilhomme lui commanda de le faire
envoler, pour s’en débarrasser : l’oiseau s’envola en effet,
mais emportant avec lui le pauvre varlet, qu’on ne revit plus
jamais.
Tels sont les récits exagérés que le peuple
recueillait sur le compte d’Éon. Ce qu’il y a de plus avéré, ce
sont les brigandages de sa troupe, qui, sous le prétexte
d’entretenir l’esprit de pauvreté parmi les moines, dépouillait à
main armée les églises et se partageait les vases sacrés. Ces
hommes étaient l’effroi des magistrats, qui ne savaient quel moyen
prendre pour les réduire sous l’action de la justice. Enfin, il
n’est que trop prouvé que les trésors dont disposait Éon étaient le
produit du pillage. Cependant le pape Eugène III, alors en
France pour présider le concile de Reims, fit sommer Éon de
comparaître devant lui : le prophète y consentit d’autant plus
volontiers, qu’il fondait de grandes espérances sur la séduction du
chef de l’Église.
Un vieil et naïf auteur nous a conservé le
dialogue suivant, qui s’établit entre Eugène III et Éon de
l’Étoile, en ces termes : « Qui es-tu ? lui demanda
le pape avec bonté. –
Ego sum ille qui venturus est judicare
vivos et mortuos, et sœcu
lum per ignem.
– Tu serois
bien plutôt l’Antéchrist, reprit le saint-père, car tu as fait
assez de mal en perdant de bonnes âmes qui ne songeaient point à
pécher. Mais que tiens-tu là à la main ? » C’était un
bâton fourchu, sur lequel on voyait des figures singulières.
Ceci ? dit Éon ; oh ! c’est un grand mystère !
– Et ne peux-tu le dévoiler ? ajouta le pape. – Oui-da,
répondit Éon ; mais toutes oreilles ne sont pas faites pour le
comprendre ; toutefois les vôtres, qu’il ne vous déplaise, me
semblent confectionnées bien à point. Écoutez donc : lorsque
je tiens les deux pointes de ma fourche tournées vers le ciel, Dieu
ne gouverne plus que les deux parties du monde, et je régis
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