Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
la
conspiration ayant été admis à l’audience de l’intendant, le frappent de leurs
poignards, qu’ils avaient cachés sous leurs robes. Suivis aussitôt d’une troupe
tumultueuse, ils s’emparent de la petite ville de Thysdrus [584] , et arborent
l’étendard de la rébellion contre le maître de l’empire romain. Ils fondaient
leurs espérances sur la haine générale qu’avait inspirée Maximin, et ils
prirent sagement le parti d’opposer à ce tyran détesté un empereur qui, par des
vertus douces, se fût déjà concilié l’amour des peuples, et dont l’autorité sur
la province donnât du poids à leur entreprise. Gordien leur proconsul, qu’ils
avaient choisi, refusa de bonne foi ce dangereux honneur. Il les conjura, les
larmes aux yeux, de lui laisser terminer en paix une vie innocente, et de ne
pas le forcer à tremper ses mains, déjà affaiblies par l’âge, dans le sang de
ses concitoyens. Leurs menaces le contraignirent d’accepter la pourpre
impériale, seul rempart qui lui restât désormais contre la fureur de Maximin ;
puisque, selon la maxime d’un tyran, on mérite la mort dès qu’on a été jugé
digne du trône et que délibérer, c’est déjà se rendre coupable de rébellion [585] .
La famille de Gordien était une des plus illustres du sénat
de Rome. Il descendait des Gracques par son père, et par sa mère, de l’empereur
Trajan. Une fortune considérable le mettait en état de soutenir la dignité de
sa naissance, et dans l’usage qu’il en faisait, il déployait l’élégance de son
goût et toute le bienfaisance de son âme. Le palais que le grand Pompée avait
autrefois occupé à Rome appartenait depuis plusieurs générations à la famille
des Gordiens [586] .
Il était décoré d’anciens trophées de victoires navales, et orné des ouvrages
de la peinture moderne. La maison de campagne de Gordien, située sur le chemin
qui menait à Préneste, était fameuse par des bains d’une beauté et d’une
grandeur singulières, par trois galeries magnifiques, longues de cent pieds, et
par un superbe portique élevé sur deux cents colonnes des quatre espèces de
marbre les plus rares et les plus chères [587] .
Les jeux publics dont il avait fait la dépense semblent être au-dessus de la
fortune d’un sujet. L’amphithéâtre était rempli de plusieurs centaines de bêtes
sauvages et de gladiateurs [588] .
Bien différent des autres magistrats qui célébraient dans Rome seulement un petit
nombre de fêtes solennelles, Gordien, lorsqu’il fut édile, donna des spectacles
tous les mois ; et, pendant son consulat, les principales villes d’Italie
éprouvèrent sa magnificence. Il fut élevé deux fois à cette dernière dignité
par Caracalla et par Alexandre ; car il possédait le rare talent de mériter
l’estime des princes vertueux, sans alarmer la jalousie des tyrans. Sa longue
carrière fut partagée entre l’étude des lettres et les paisibles honneurs de
Rome. Il refusa prudemment le commandement des armées et le gouvernement des
provinces, jusqu’à ce qu’il eût été nommé proconsul d’Afrique par le sénat, et
avec le consentement d’Alexandre [589] .
Tant que ce prince vécut, l’Afrique fut heureuse sous l’administration de son
digne représentant. Après l’usurpation du barbare Maximin, Gordien adoucit les
maux qu’il ne pouvait prévenir. Lorsqu’il accepta, malgré lui, la pourpre
impériale, il était âgé de plus de quatre-vingts ans. On se plaisait à
contempler dans ce vieillard respectable, les restes uniques et précieux du
siècle fortuné des Antonins, dont il retraçait les vertus par sa conduite, et
qu’il avait célébrées dans un poème élégant de trente livres. Le fils de ce
vénérable proconsul l’avait accompagné en Afrique en qualité de
lieutenant : il fut pareillement proclamé empereur par les habitants de la
province. Le jeune Gordien avait des mœurs moins pures que celles de son
père ; mais son caractère était aussi aimable. Vingt-deux concubines
reconnues, et une bibliothèque de soixante-deux mille volumes, attestent la
diversité de ses goûts ; et, d’après ce qui resta de lui, il parait que les
femmes et les livres étaient plutôt destinés à son usage qu’à une vaine
ostentation [590] .
Le peuple romain retrouvait dans ses traits l’image chérie de Scipion
l’Africain ; et se rappelant que sa mère était petite-fille d’Antonin le
Pieux, il se flattait que les vertus du jeune
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