Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
l’ignorance, ou incapables de réflexion.
Privé de ce secours artificiel, l’homme perd le souvenir ou altère la nature
des idées qu’il a reçues. Bientôt les modèles s’effacent, les matériaux
disparaissent, le jugement devient faible et inactif, l’imagination reste
languissante, ou, si elle veut prendre l’essor, elle n’enfante que des
chimères. Enfin, l’âme abandonnée à elle-même, méconnaît insensiblement
l’exercice de ses plus nobles facultés. Pour nous convaincre de cette vérité importante,
considérons l’état actuel de la société. Quelle distance immense entre l’homme,
instruit et le paysan entièrement privé de la connaissance des lettres ! Le
premier, par le secours de la lecture ou la réflexion, multiplié sa propre
expérience ; il parcourt tout l’univers ; il se transporte dans les
siècles les plus éloignés. L’autre, attaché à la glèbe qui l’a vu naître, borné
à quelques années d’existence, l’emporte à peine en intelligence sur ce boeuf,
tranquille compagnon de ses travaux. On trouvera une différence encore plus
grande parmi les nations que parmi les individus. N’en doutons point, sans une
méthode propre à exprimer les pensées par des figures, un peuple ne conservera
jamais de monuments historiques. Incapable de percer dans les sciences
abstraites, jamais il ne pourra cultiver avec succès les arts utiles et
agréables de la vie.
Ces arts furent entièrement inconnus aux habitants du Nord.
Les Germains passaient leurs jours dans un étau de pauvreté et d’ignorance que
de vains déclamateurs se sont plu à décorer du nom de vertueuse simplicité. On
compte maintenant en Allemagne environ deux mille trois cents villes [712] entourées de
murs. Dans une étendue de pays beaucoup plus considérable, Ptolémée n’a pu
découvrir que quatre-vingt-dix bourgs ou villages, qu’il décore du nom pompeux
de villes [713] .
Selon toutes les apparences, les forêts de la Germanie ne renfermaient que des
fortifications grossières, élevées sans art, pour mettre les femmes, les
enfants et les troupeaux à l’abri d’une invasion subite, tandis que les
guerriers marchaient à la rencontre de l’ennemi [714] . Tacite
rapporte, comme un fait constant, que, de son temps, ces Barbares n’avaient
aucune ville [ Germ ., 15] . Ils affectaient de mépriser les
ouvrages de l’industrie romaine : toutes ces enceintes redoutables leur
paraissaient plutôt une prison qu’un lieu de sûreté [715] . Leurs maisons
isolées ne formaient aucun village régulier [716] .
Chaque sauvage fixait ses foyers indépendants sur le terrain auquel un bois, un
champ, une fontaine, l’engageaient à donner la préférence. Là on n’employait ni
pierres, ni briques, ni tuiles [717] .
Toutes les habitations n’étaient réellement que des huttes peu élevées, de
figure circulaire, construites en bois qui n’avait point été façonné, couvertes
de chaume et percées vers le haut pour laisser un passage libre à la fumée.
Dans l’hiver, le Germain n’avait, pour se garantir du froid le plus rigoureux,
qu’un léger manteau fait de la peau de quelque animal. Les tribus du Nord
portaient des fourrures, et les femmes filaient elles-mêmes une sorte de toile
grossière dont elles se servaient [Tacite, Germ ., 17] . Le gibier
de toute espèce dont les forêts étaient remplies, procurait à ces peuples une
nourriture abondante et le plaisir de la chasse [ Ibid. , 5] . De
nombreux troupeaux, moins remarquables, il est vrai, par leur beauté que par
leur utilité [718] ,
formaient leurs principales richesses. Leur contrée ne produisait que du
blé ; on n’y voyait ni vergers, ni prairies artificielles ; et
comment l’agriculture se serait-elle perfectionnée dans un pays où, tous les
ans, une nouvelle division de terres labourables occasionnait un changement
universel dans les propriétés, et dont les habitants, attachés à cette coutume
singulière, laissaient en friche, pour éviter toute dispute, une grande partie
de leur territoire [719] ?
L’argent, l’or et le fer, étaient extrêmement rares en
Germanie. Les naturels n’avaient ni la patience ni le talent nécessaires pour
tirer du sein de la terre ces riches veines d’argent qui depuis ont récompensé
si libéralement les soins des souverains de Saxe et de Brunswick. La Suède,
dont les mines fournissent maintenant du fer à toute l’Europe, ignorait
également ses trésors. A voir les armes
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