Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
toutes sortes de moyens pour séduire ceux de ces peuples dont leur
situation, sur les bords du Rhin ou du Danube, pouvait rendre l’amitié aussi
avantageuse que leur inimitié eût été incommode. On flattait la vanité des
principaux chefs par des présents de peu de valeur, qu’ils recevaient comme
objets de luxe, ou comme marques de distinction. Dans les guerres civiles, la
faction la plus faible cherchait à se fortifier en formant des liaisons
secrètes avec les gouverneurs des provinces frontières. Toutes les querelles
des Germains étaient fomentées par les intrigues de Rome ; tous leurs
projets d’union et de bien public renversés par l’action puissante de la
jalousie et de l’intérêt particulier [766] .
Sous le règne de Marc-Aurèle, presque tous les Germains, des
Sarmates même, entrèrent dans une conspiration générale qui glaça l’empire
d’effroi. Quel motif pouvait rassembler tout à coup tant de nations
différentes, depuis l’embouchure du Rhin jusqu’à celle du Danube [767] ? Il nous
est impossible de déterminer si ce fut la raison, la nécessité ou la passion
qui les réunit. Nous devons seulement être assurés que les Barbares ne furent
ni attirés par l’indolence, ni provoqués par l’ambition de l’empereur romain.
Une invasion si dangereuse exigeait toute la fermeté et toute la vigilance de
Marc-Aurèle. Il confia plusieurs postes importants à d’habiles généraux, et il
prit en personne le commandement de ses armées dans la province du Haut Danube,
où sa présence paraissait plus nécessaire. Après plusieurs campagnes sanglantes,
où la victoire fut souvent disputée, il vint à bout de dompter la résistance de
ces Barbares. Les Quades et les Marcomans [768] ,
qui avaient donné le signal de la guerre, en furent les principales victimes.
Ces peuples habitaient les rives du Danube. L’empereur les força de se retirer
à cinq milles au-delà de ce fleuve [769] ,
et de lui livrer la fleur de leur jeunesse, qui fut aussitôt envoyée en
Bretagne, où elle pouvait servir d’otage, et devenir utile dans l’armée [Dion,
LXXI et LXXII] . Les fréquentes rebellions des Quades et des Marcomans
avaient tellement irrité Marc-Aurèle, qu’il se proposait de réduire leur pays
en province. La mort l’en empêcha ; mais cette ligue redoutable, la seule
dont l’histoire fasse mention dans les deux premiers siècles de l’empire, fut
entièrement dissipée, et il n’en subsista aucune trace parmi les peuples du
Nord.
Jusqu’à présent nous nous sommes borné aux principaux traits
des mœurs de la Germanie, sans essayer de décrire ou de distinguer
les différentes tribus que cette contrée renfermait, au temps de César, de
Tacite et de Ptolémée. Nous parlerons en peu de mots de leur origine, de leur
situation et de leur caractère particulier à mesure qu’elles se présenteront
dans la suite de cette histoire. Les nations modernes sont des sociétés fixes
et permanentes, liées entre elles par les lois et par le gouvernement ;
les arts et l’agriculture les tiennent constamment attachées à leur pays natal.
Les tribus germaniques étaient des associations volontaires et mouvantes,
composées de soldats, je dirais presque de sauvages. Le même territoire, exposé
à un reflux perpétuel de conquêtes et de migrations, changeait plus d’une fois
d’habitants dans un court espace de temps. Lorsque plusieurs communautés
s’unissaient pour former un plan d’invasion ou de défense, elles donnaient un
nouveau titre à leur nouvelle confédération. La dissolution d’une ancienne
ligue rendait aux tribus indépendantes les dénominations qui leur étaient
propres, et qu’elles avaient oubliées pendant longtemps. Un peuple vaincu
adoptait souvent le nom du vainqueur. Quelquefois des flots de volontaires
accouraient de tous côtés se ranger sous les étendards d’un chef renommé. Son
camp devenait leur patrie ; et bientôt quelque circonstance particulière
servait à désigner toute la multitude. Ces peuples féroces, effaçant et
renouvelant sans cesse les distinctions qui servaient à les séparer, étaient
perpétuellement confondus ensemble par les sujets consternés de l’empire romain [770] .
Les guerres et l’administration des affaires publiques sont
les principaux sujets de l’histoire ; mais le nombre des personnages qui
remplissent la scène varie selon les différentes conditions du genre humain.
Dans
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