Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
cette fureur pour les armes, cet
enthousiasme militaire qu’ils allumaient par leurs chants dans le cœur de leurs
compatriotes. Chez un peuple civilisé, le goût de la poésie est plutôt un
amusement de l’imagination qu’une passion de l’âme ; et cependant lorsque, dans
le calme de la retraite, nous lisons les combats décrits par Homère ou par le
Tasse, insensiblement la fiction nous séduit ; nous ressentons quelques
feux d’une ardeur martiale. Mais combien sont faibles et froides les sensations
que reçoit un esprit tranquille dans le silence de l’étude ! C’était au
moment de la bataille, c’était au milieu des fêtés de la victoire, que les
bardes célébraient les exploits des anciens héros, et qu’ils faisaient revivre
les ancêtres de ces guerriers belliqueux qui écoutaient avec transport des
chants barbares, mais animés [753] .
La poésie tendait à inspirer la soif de la gloire et le mépris de la
mort ; et ces passions, enflammées par le bruit des armes et par la vue
des dangers, devenaient le sentiment habituel de l’âme des Germains [754] .
Telles étaient la situation et les mœurs des Germains. Le
climat, l’ignorance de ces Barbares, qui ne connaissaient ni les lettres, ni
les arts, ni les lois, leurs notions sur l’honneur, sur la bravoure et sur la
religion, le sentiment qu’ils avaient de la liberté, leur inquiétude dans la
paix, leur ardeur pour la guerre, tout contribuait à former un peuple de héros.
Pourquoi, pendant les deux siècles et demi qui s’écoulèrent depuis la défaite
de Varus jusqu’au règne de l’empereur Dèce, ces guerriers formidables ne se
distinguèrent-ils par aucune entreprise importante ? pourquoi firent-ils à
peine impression sur les faibles habitants des provinces de l’empire, asservis
par le luxe et par le despotisme ? Si leurs progrès furent alors arrêtés, c’est
qu’ils manquaient à la fois d’armes et de discipline, et que leur fureur fut
détournée par les discordes intestines qui, durant cette période, déchirèrent
le sein de leur patrie.
I . On a raison de dire que la possession du fer
assure bientôt à une nation celle de l’or. Mais les Germains, également privés
de ces métaux précieux, furent réduits à les acquérir lentement et par les
seuls efforts d’un courage destitué de moyens étrangers : Le fer n’est
pas en abondance chez ces peuples, autant qu’on en juge par leurs armes. Peu
font usage de l’épée ou de la pertuisane : ils ont des lances, ou framées,
comme ils les appellent, dont le fer est étroit et court, mais si bien acérées
et si maniables, qu’elles sont également propres à combattre de près ou de
loin. Leur cavalerie n’a que la lance et le bouclier. Chaque fantassin a de
plus un certain nombre de javelots. Alerte, parce qu’il est sans habits, ou
couvert d’une simple saye, il les lance à une distance incroyable [755] . Ces
guerriers ne se piquent d’aucune magnificence, ou plutôt ils n’en connaissent
d’autre que d’embellir leurs boucliers des plus brillantes couleurs. Il est
rare qu’ils aient des cuirasses. On voit à peine un ou deux casques dans toute
une armée. Leurs chevaux ne sont remarquables ni par la vitesse, ni par la
beauté, ni dressés à tourner en tous sens comme les nôtres [756] . Plusieurs de
leurs nations se rendirent cependant célèbres par leur cavalerie ; mais,
en général, la principale force des Germains consistait dans une infanterie [757] redoutable,
rangée en différentes colonnes, selon la distinction des tribus et des
familles. Trop impétueux pour s’accommoder des délais et pour supporter les
fatigues, ces soldats, à peine armés, s’élançaient sur le champ de bataille
sans aucun ordre et en poussant des cris terribles. Quelquefois la fougue d’un
courage inné renversait la valeur moins libre et moins naturelle des
mercenaires romains. Mais comme les Barbares jetaient tout leur feu dès le
premier choc, ils ne savaient ni se rallier ni faire retraite. Un premier échec
assurait leur défaite ; une défaite entraînait presque toujours une
destruction totale. Lorsque nous nous rappelons l’armure complète des Romains,
les exercices, la discipline et les évolutions de leurs troupes, leurs camps
fortifiés et leurs machines de guerre nous ne pouvons assez nous étonner que
des sauvages nus, et sans autre secours que leur valeur, aient osé se mesurer
contre des légions formidables et les différents corps
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