Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
d’auxiliaires qui
secondaient leurs opérations. Il fallut, pour balancer les forces, que le luxe
eût énervé la vigueur des Romains, et qu’un esprit de désobéissance et de
sédition eût relâché la discipline de leurs armées. Rome perdit elle-même de sa
supériorité en recevant dans ses armées des Barbares auxiliaires, démarche
fatale qui leur apprit insensiblement l’art de la guerre et de la politique.
Quoiqu’elle les admit en petit nombre et avec la plus grande circonspection,
l’exemple de Civilis aurait dû lui apprendre qu’elle s’exposait à un danger
évident, et que ses précautions n’étaient pas toujours suffisantes [758] . Durant les
discordes intestines qui suivirent la mort de Néron, cet adroit et intrépide
Batave, que ses ennemis ont daigné comparer avec Annibal et avec Sertorius [759] , forma le noble
projet de briser les fers de ses compatriotes, et de rendre leur nom célèbre.
Huit cohortes bataves, dont le courage avait été éprouvé dans les guerres de
Bretagne et d’Italie, se rangèrent sous son étendard. Il introduisit au sein de
la Gaule une armée de Germains. A son approche, Trèves et Langres, cités
importantes, furent forcées d’embrasser sa cause. Il défit les légions, détruisit
leurs camps fortifiés, et employa contre les Romains les talents et la science
militaire qu’il avait acquis en servant avec eux. Lorsque enfin, après une
défense opiniâtre, il fut contraint de céder à la puissance de l’empire, il
assura sa liberté et celle de sa patrie par un traité honorable. Les Bataves
demeurèrent en possession des îles du Rhin [760] ,
comme alliés, et non comme sujets de la monarchie romaine.
II . Les Germains auraient paru bien redoutables, si
toutes leurs forces réunies eussent agi dans la même direction. La vitalité du
pays qu’ils occupaient pouvait contenir un million, de guerriers, puisque tous
ceux qui étaient en âge de porter les armes désiraient de s’en servir. Mais
cette indocile multitude, incapable de concevoir ou d’exécuter aucun projet
tendant à la gloire nationale, se laissait entraîner par une foule d’intérêts
divers et souvent contraires les uns aux autres. La Germanie renfermait plus de
quarante États indépendants ; et même, dans chaque État, les différentes
tribus qui le composaient ne se tenaient entre elles que par de faibles liens.
Ces Barbares s’enflammaient aisément ; ils ne savaient pas pardonner une
injure, encore moins une insulte. Dans leur colère implacable, ils ne
respiraient que le sang. Les disputes qui arrivaient si fréquemment dans leurs
parties tumultueuses de chasse ou de débauche, suffisaient pour provoquer des
nations entières. Les vassaux et les alliés d’un chef puissant partageaient ses
animosités. Punir le superbe, et enlever les dépouilles du faible, étaient
également des motifs de guerre. Les plus formidables États de la Germanie
affectaient d’étendre autour de leurs territoires d’immenses solitudes et des
frontières dévastées. La distance respectueuse que leurs voisins avaient soin
d’observer à leur égard attestait la terreur de leurs armes, et les mettait en
quelque sorte à l’abri du danger d’une invasion subite [César, de Bell.
gall. , VI, 23] .
Les Bructères [761] ne sont plus (c’est maintenant Tacite [762] qui parle) : leur hauteur insupportable, le désir de profiter de leurs
dépouilles, ou peut-être le ciel, protecteur de notre empire, ont réuni contre
les peuples voisins [763] ,
qui les ont chassés et détruits. Les dieux nous ont ménagé jusqu’au plaisir
d’être spectateurs du combat. Plus de soixante mille hommes ont péri, non sous
l’effort des armes romaines, mais, ce qui est plus magnifique, pour nous servir
de spectacle et d’amusement. Si les peuples étrangers ne peuvent se résoudre à
nous aimer, puissent-ils du moins se haïr toujours ! Dans cet état de grandeur [764] où les
destins de Rome nous ont élevés, la fortune n’a plus rien à faire que de livrer
nos ennemis à leurs propres dissensions [765] .
Ces sentiments, moins dignes de l’humanité que du patriotisme de Tacite,
expriment les maximes invariables de la politique de ses concitoyens. En
combattant les Barbares, une victoire n’aurait été ni utile ni glorieuse ;
il paraissait bien plus sûr de les diviser. Les trésors et les négociations de
Rome pénétrèrent dans le cœur de la Germanie, et les empereurs employèrent avec
dignité
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