Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
Quelque vertueux que fût leur caractère, quelle que
pût être la pureté,de leurs intentions, ils se trouvèrent obligés de soutenir
leur usurpation par des actes fréquents de rapines et d’inhumanité. Lorsqu’ils
tombaient, ils enveloppaient des armées et des provinces dans leur chute : il
existe encore un ordre affreux de Gallien à l’un de ses ministres après la
perte d’Ingenuus, qui avait pris la pourpre en Illyrie. On ne peut lire sans
frémir d’horreur la lettre de ce prince, qui joignait à la mollesse la férocité
d’un tyran cruel. Il ne suffit pas , dit-il, d’exterminer ceux qui ont
porté les armes ; le hasard de la guerre aurait pu m’être aussi utile. Que
tous les mâles, sans respect pour l’âge, périssent ; pourvu que dans
l’exécution des enfants et des vieillards vous trouviez le moyen de sauver
notre réputation. Faites mourir quiconque a laissé échapper une expression,
s’est permis une pensée contre moi ; contre moi, le fils de Valérien, le
frère et le père de tant de princes [914] .
Songez qu’Ingenuus fut empereur. Déchirez, tuez, mettez en pièces. Je vous
écris de ma propre main : je voudrais vous inspirer mes propres sentiments [ H.
Aug. , p.188] . Tandis que les forces de l’État se dissipaient en
querelles particulières, les provinces sans défense restaient exposées aux
attaques de quiconque voulait les envahir. Les plus courageux d’entre les
usurpateurs, luttant sans cesse contre les dangers de leur situation, se
trouvaient obligés de conclure avec l’ennemi commun des traités ignominieux, de
payer aux Barbares des tributs oppressifs pour acheter leur neutralité ou leurs
services, et d’introduire des nations guerrières et indépendantes jusque dans
le centre de la monarchie romaine [915] .
Tels étaient les Barbares ; tels les tyrans qui, sous les
règnes de Valérien et de Gallien, démembrèrent les provinces, et réduisirent
l’empire à un état d’abaissement et de désolation d’où il semblait ne pouvoir
jamais se relever. Autant que nous l’a permis la disette des matériaux, nous
avons essayé de tracer avec ordre et avec clarté les événements généraux de
cette période désastreuse ; il nous reste encore à parler des désordres de
la Sicile, des tumultes d’Alexandrie et de la rébellion des Isauriens : ces
faits particuliers peuvent servir à jeter une vive lumière sur l’affreux
tableau que nous venons de présenter.
I . Toutes les fois que de nombreuses troupes de
brigands, multipliées par le succès et par l’impunité, osent braver
publiquement les lois de leur pays, au lieu de chercher à s’y soustraire, c’est
une preuve certaine que la dernière classe de la société s’aperçoit et abuse de
la faiblesse du gouvernement. La situation de la Sicile la mettait à l’abri des
Barbares, et la province désarmée ne pouvait soutenir un usurpateur ; elle
fut déchirée par de plus viles mains. Après avoir pillé cette île, autrefois
florissante et toujours fertile, une troupe séditieuse de paysans et
d’esclaves y régna pendant quelque temps, et rappela le souvenir de ces guerres
honteuses que Rome avait eu à soutenir dans ses plus beaux jours [916] . Les
dévastations dont le laboureur était victime ou complice, ruinaient
l’agriculture en Sicile ; et comme les principales terres appartenaient à de
riches sénateurs, dont une des fermés comprenait souvent tout le territoire
d’une ancienne république, ces troubles affectèrent peut-être la capitale de
l’empire plus vivement que toutes les conquêtes des Goths et des Perses.
II . La fondation d’Alexandrie, projet noble, conçu et
exécuté par le fils de Philippe, était un monument de son génie. Bâtie sur un
plan magnifique et régulier, cette grande ville, qui ne le cédait qu’à Rome
elle-même, avait quinze milles de circonférence [Pline, H. N. , 10] .
On y comptait trois cent mille habitants libres, outre un nombre au moins égal
d’esclaves [Diod. Sic., XVII] . Son port servait d’entrepôt aux riches
marchandises de l’Arabie et de l’Inde, qui affluaient dans la capitale et dans
les provinces de l’empire. L’oisiveté y était inconnu ; les différentes
manufactures de verre, de lin et de papyrus, employaient une quantité
prodigieuse de bras. Hommes, femmes, vieillards enfants, tous subsistaient par
leur industrie ; le boiteux même ou l’aveugle ne manquait pas d’occupations
convenables à son état [917]
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