Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
.
Mais le peuple d’Alexandrie, composé de plusieurs nations, réunissait à la
vanité et à l’inconstance des Grecs, l’opiniâtreté et la superstition des
Égyptiens. Le plus léger motif, une disette momentanée de poisson ou de
lentilles, l’oubli d’un salut accoutumé, une méprise pour quelque préséance
dans les bains publics, quelquefois même une dispute de religion [918] , suffisait, en
tout temps, pour exciter des orages au milieu de cette grande multitude, et y
élever des ressentiments furieux et implacables [919] . Lorsque la
captivité de Valérien et l’indolence de son fils eurent relâché l’autorité des
lois, les Alexandrins s’abandonnèrent à la rage effrénée de leurs
passions ; leur malheureuse patrie devint le théâtre d’une guerre civile
qui, pendant près de douze ans, fut à peine suspendue [920] par un petit
nombre de trêves courtes, et mal observées. On avait coupé toute communication
entre les différents quartiers de la ville ; toutes les rues étaient teintes de
sang ; tous les édifices considérables avaient été convertis en autant de
citadelles ; enfin, le tumulte ne s’apaisa que lorsqu’une grande partie
d’Alexandrie eut été entièrement détruite. Cent ans après, la vaste et
magnifique enceinte du Bruchion [921] ,
avec ses palais et son muséum, résidence des rois et des philosophes,
présentait déjà, compte aujourd’hui, une affreuse solitude [922] .
III . La rébellion obscure de Trebellianus, proclamé
en Isaurie, petite province de l’Asie-Mineure, eut des suites singulières et
mémorables. Un officier de Gallien détruisit bientôt ce fantôme de roi ;
mais ses partisans, désespérant d’obtenir leur pardon, résolurent de se
soustraire à l’obéissance non seulement de l’empereur, mais encore de
l’empire ; et ils reprirent tout à coup leurs mœurs sauvages, dont les
traits primitifs n’avaient jamais été entièrement effacés. Ils trouvèrent une
retraite inaccessible dans leurs rochers escarpés, branche de cette grande
chaîne de montagnes connue sous le nom de mont Taurus. La culture de quelques
vallées fertiles [Strabon, XII] leur procura les nécessités de la vie,
et leur brigandage les objets de luxe. Situés au centre de la monarchie
romaine, ils restèrent longtemps dans la barbarie. Les successeurs de Gallien,
incapables de les soumettre par la force ou par la politique, élevèrent des
forteresses autour de leur pays [ H. Aug. , p. 197] . Ces
précautions, qui décelaient la faiblesse de l’État, ne furent pas toujours
suffisantes pour réprimer les incursions de ces ennemis domestiques : les
Isauriens, étendant par degrés leur territoire jusqu’au rivage de la mer,
s’emparèrent de l’occident de la Cilicie, pays montagneux, autrefois la
retraite de ces hardis pirates contre lesquels la république avait été obligée
d’employer toutes ses forces sous la conduite du grand Pompée [923] .
Nos préjugés lient si étroitement l’ordre de l’univers avec
le destin de l’homme, que cette sombre période de l’histoire a été ornée d’inondations,
de tremblements de terre, de météores, de ténèbres surnaturelles et d’une
foule de prodiges faux ou de faits exagéré [ H. Aug ., p. 177] . Une
famine longue et générale offrit une calamité d’un genre plus sérieux. Celle
qui se fit sentir alors était une suite inévitable de la tyrannie et de
l’oppression qui, en détruisant les moissons, enlevaient les productions
présentes et l’espoir d’une nouvelle récolte. La famine est presque toujours
accompagnée de maladies épidémiques, effet ordinaire d’une nourriture peu
abondante et malsaine. D’autres causes doivent cependant avoir contribué à
cette peste cruelle, qui, depuis 250 jusqu’en 265, ravagea sans interruption
toutes les provinces, toutes les villes et presque toutes les familles de
l’empire romain. Pendant quelque temps on vit mourir, à Rome cinq mille
personnes par jour, et plusieurs villes qui avaient échappé aux mains des
Barbares furent entièrement dépeuplées [924] .
Il nous est parvenu une circonstance très curieuse, qui
n’est peut-être pas inutile à remarquer dans le triste calcul des calamités
humaines. On conservait dans la ville d’Alexandrie un registre exact des
citoyens qui avaient droit à une distribution de blé. On trouva que, sous le
règne de Gallien, le nombre des individus de quatorze à quatre-vingts ans qui
avaient
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