Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
dix-neuf
tyrans, on ne voyait de sénateur que Tetricus ; Pison seul était noble. Le
sang de Numa coulait, après vingt-huit générations successives dans les veines
de Calphurnius Pison [910] ,
qui, lié par les femmes aux plus illustres citoyens, avait le droit de décorer
sa maison des images de Crassus et du grand Pompée [911] . Ses ancêtres
avaient été constamment revêtus de tous les honneurs que pouvait accorder la
république ; et les Calphurniens, seuls des anciennes familles de Rome,
avaient échappé à la tyrannie cruelle des Césars. Les qualités personnelles de
Pison ajoutaient un nouveau lustre à sa race. L’usurpateur Valens, qui le fit
périr, avouait, avec de profonds remords, qu’un ennemi même aurait du respecter
en Pison la sainte image de la vertu. Quoique Pison eût perdu la vie en portant
les armes contre Gallien, le sénat, avec la généreuse permission de l’empereur,
décerna les ornements du triomphe à la mémoire d’un si vertueux rebelle [912] .
Les lieutenants de Valérien, sincèrement attachés à un
prince qu’ils estimaient, ne pouvaient se résoudre à servir la molle indolence
de son indigne fils. Le trône de l’univers romain n’était soutenu par aucun
principe de fidélité, et la trahison paraissait, en quelque sorte, justifiée
par le patriotisme. Cependant, si nous examinons attentivement la conduite de
ces usurpateurs, nous verrons que la crainte a été plus souvent que l’ambition
le motif qui les a poussés à la révolte. Ils redoutaient les soupçons cruels de
Gallien ; la capricieuse violence de leurs troupes ne leur causait pas
moins d’alarmes. Si la faveur dangereuse de l’armée les déclarait dignes de la
pourpre, c’étaient autant de victimes condamnées à une mort certaine. La prudence
même leur aurait conseillé de s’assurer pendant quelques instants la jouissance
de l’empire, et de tenter la fortune des armes, plutôt que d’attendre la main
d’un bourreau. Lorsque les clameurs des soldats forçaient un chef à prendre les
marques de l’autorité souveraine, il déplorait quelquefois sa malheureuse
destinée. Vous avez perdu , dit Saturnin à ses troupes le jour de son
élévation, vous avez perdu un commandant utile, et vous avez fait un bien
malheureux empereur [ Hist. Aug. , p. 196] .
Les révolutions sans nombre dont il avait été témoin,
justifiaient ses appréhensions. Des dix-neuf tyrans qui prirent les armes sous
le règne de Gallien, il n’y en a aucun dont la vie ait été tranquille, ou la
mort naturelle. Dès qu’ils avaient été revêtus de la pourpre ensanglantée, ils
inspiraient à leurs partisans les mêmes craintes ou la même ambition qui avait
occasionné leur révolte. Environnés de conspirations domestiques, de séditions
militaires et de guerres civiles, ils tremblaient sur le bord de l’abîme dans
lequel, après les anxiétés les plus cruelles, ils se voyaient tôt ou tard
précipités. Ces monarques précaires recevaient cependant les honneurs dont
pouvait disposer la flatterie des armées et des provinces qui leur
obéissaient ; mais leurs droits, fondés sur la rébellion, n’ont jamais pu
obtenir la sanction de la loi, ni être consignés dans l’histoire. L’Italie,
Rome et le sénat embrassèrent constamment la cause de Gallien, qui, seul fut
regardé comme le souverain de l’empire. A la vérité ce prince ne dédaigna point
de reconnaître les armes victorieuses d’Odenat, qui méritait cette honorable
distinction, par sa conduite respectueuse envers le fils de Valérien. Le sénat,
avec l’approbation générale des Romains, et du consentement de l’empereur,
conféra le titre d’Auguste au brave Palmyrénien et le gouvernement de l’Orient,
qu’il possédait déjà, semble lui avoir été confié d’une manière si
indépendante, qu’il le laissa comme une succession particulière à son illustre
veuve Zénobie [913] .
Le spectacle de ce passage rapide et continuel de la
chaumière du trône et du trône au tombeau eût pu amuser un philosophe
indifférent, s’il était possible à un philosophe de rester indifférent au
milieu des calamités générales du genre humain. L’élévation de tant
d’empereurs, leur puissance leur mort, devinrent également funestes à leurs
sujets et à leurs partisans. Le peuple, écrasé par d’horribles exactions, leur
fournissait les largesses immenses qu’ils distribuaient aux troupes pour prix
de leur fatale grandeur.
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