Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
but, de la flexibilité pour varier ses
moyens, et, par-dessus tout, le grand art de soumettre ses passions et celles
des autres à l’intérêt de son ambition, de colorer cette ambition des prétextes
les plus spécieux de justice et de bien public, tels sont les traits qui
forment le caractère de Dioclétien. Comme Auguste, il jeta en quelque sorte les
fondements d’un nouvel empire. Semblable au fils adoptif de César, il se
distingua plutôt par les talents de l’homme d’État que par ceux du
guerrier ; et jamais ces princes n’employèrent la force toutes les fois
qu’ils purent réussir par a voie de la politique.
Dioclétien usa de sa victoire avec une douceur singulière.
Depuis longtemps les Romains applaudissaient à la clémence du vainqueur lorsque
les peines ordinaires de mort, d’exil et de confiscation, étaient infligées
avec quelque degré de modération et de justice : ils furent agréablement
surpris de l’issue d’une guerre civile dont la rage ne s’étendit pas au delà du
champ de bataille. L’empereur donna sa confiance au principal ministre de la
maison de Carus, Aristobule. Il respecta la vie, la fortune, la dignité de ses
adversaires ; et même les serviteurs de Carin [1115] conservèrent,
pour la plupart, leurs emplois. La prudence contribua vraisemblablement à
l’humanité de l’artificieux Dalmate. Parmi tous ces officiers, les uns avaient
acheté sa faveur par une trahison secrète ; il estimait dans les autres
les sentiments de fidélité et de reconnaissance qu’ils avaient montrés pour un
maître infortuné. Aurélien, Probus et Carus, princes habiles, avaient placé
dans les différents départements de l’État et de l’armée des sujets d’un mérite
reconnu, dont l’éloignement serait devenu nuisible au service public, sans
servir à l’intérêt du prince. D’ailleurs, une pareille conduite donnait à
l’univers romain les plus magnifiques espérances. L’empereur eut soin de
fortifier ces impressions favorables, en déclarant que de toutes les vertus de
ses prédécesseurs, il se proposait surtout d’imiter la philosophie pleine
d’humanité de Marc-Aurèle [1116] .
La première action considérable de son règne, parut un
garant de sa modération et de sa sincérité. Il prit pour collègue Maximien, et
lui accorda d’abord le titre de César [1 er avril 286] ,
ensuite celui d’Auguste [1117] .
Marc-Aurèle avait déjà donné un pareil exemple ; mais, en couronnant un
jeune prince livré à ses passions, il avait sacrifié le bonheur de l’État pour
acquitter une dette de reconnaissance particulière. Les motifs de Dioclétien et
l’objet de son choix furent d’une nature entièrement différente. En associant
aux travaux du gouvernement un ami, un compagnon d’armes, il s’assurait, en cas
de danger, les moyens de pouvoir défendre à la fois l’Orient et l’Occident.
Maximien, né paysan, et, de même qu’Aurélien, dans le territoire de Sirmium,
n’avait reçu aucune éducation. Sans lettres [1118] , sans égard
pour les lois, la rusticité de ses manières décela toujours, dans le rang le
plus élevé, la bassesse de son extraction. Il ne connaissait d’autre science
que celle de la guerre. Il s’était distingué pendant plusieurs années de
service sur toutes les frontières de l’empire ; et, quoique ses talents
militaires le rendissent plus propre à obéir qu’à commander, quoique peut-être
il ne soit jamais parvenu à acquérir l’habileté d’un général consommé, sa
valeur, sa fermeté et son expérience, le mirent en état d’exécuter les
entreprises les plus difficiles. Ses vices même ne furent pas inutiles à son
bienfaiteur, insensible à la pitié, prêt à se porter aux actions les plus violentes
sans en redouter les suites, Maximien était toujours l’instrument des cruautés
que son rusé collègue savait à la fois suggérer et désavouer. Dès qu’un
sacrifice sanglant avait été offert à la nécessité ou à la vengeance,
Dioclétien, par une prudente intercession, sauvait le petit nombre de ceux
qu’il n’avait jamais eu l’intention de punir : il reprenait avec douceur la
sévérité de son impitoyable associé ; et il jouissait de l’amour des peuples,
qui ne cessaient de comparer à l’âge d’or et au siècle de fer des maximes de
gouvernement si opposées. Malgré la différence des caractères, les deux
empereurs conservèrent sur le trône l’amitié qu’ils avaient
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