Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
et embellissent l’état le plus
humble comme le plus élevé. Cependant, quoique son éloquence eût reçu les
applaudissements du sénat, il avait moins pris pour modèle Cicéron que de
modernes déclamateurs. Mais dans un siècle dont le mérite poétique n’est pas à
dédaigner, il disputa le prix aux plus célèbres de ses contemporains ; et
il resta toujours l’ami de ses rivaux ce qui montre évidemment la bonté de son
cœur ou la supériorité de son génie [1103] .
Mais les talents de Numérien le portaient à la contemplation ; la nature ne
l’avait point formé pour une vie active. Lorsque la grandeur soudaine de sa
maison le força, malgré lui, de s’arracher aux charmes de la retraite, ni son
caractère ni ses études ne l’avaient rendu propre au commandement des armées.
Les fatigues de la guerre de Perse, détruisirent sa constitution ; et ses
yeux, incapables de soutenir la chaleur du climat [1104] , avaient
contracté une faiblesse qui l’obligea, pendant une longue marche, de se
renfermer dans la solitude et dans l’obscurité d’une tente ou d’une litière.
L’administration de toutes les affaires, tant militaires que civiles, fut
remise au préfet du prétoire, Arius Aper, qui à l’importance de sa dignité
ajoutait l’honneur d’avoir Numérien pour gendre : cet officier avait
confié la gardé du pavillon impérial aux plus dévoués de ses partisans ;
et ce fut lui qui, pendant plusieurs jours, communiqua aux troupes les ordres
supposés de leur invisible souverain [1105] .
L’armée romaine avait quitté les bords du Tigre dès que
Carus avait eu les yeux fermés : elle n’arriva qu’après huit mois d’une marche
lente sur les rives du Bosphore de Thrace. Les légions s’arrêtèrent à
Chalcédoine en Asie, tandis que la cour passait à Héraclée, ville d’Europe,
baignée par la Propontide [1106] .
Tout à coup on parle de la mort de l’empereur, et de la présomption d’un
ministre ambitieux, qui continuait à exercer le pouvoir souverain au nom d’un
prince qui n’était plus. Ces bruits se répandirent d’abord secrètement ;
bientôt ils éclatèrent dans tout le camp. L’impatience des soldats ne leur
permet pas de rester plus longtemps incertains. Entraînés par la curiosité, ils
forcent la tente impériale, où ils n’aperçoivent que le cadavre de Numérien [1107] .
L’affaiblissement graduel de sa santé aurait pu les porter à croire que sa mort
était naturelle ; mais le soin que l’on avait pris de la cacher parut une
preuve du crime, et les mesures d’Aper pour assurer son élection devinrent la
cause immédiate de sa ruine. Cependant, même dans les transports de leur rage
et de leur douleur, les troupes observèrent un ordre qui montre combien la
discipline avait été fermement rétablie par les belliqueux successeurs de
Gallien. L’armée tint à Chalcédoine une assemblée générale, où le préfet du
prétoire fut amené chargé de fers comme un criminel. Un tribunal vide fut placé
au milieu du camp, et les généraux formèrent, avec les tribuns un grand
conseil militaire. Ils annoncèrent bientôt à la multitude qu’ils avaient choisi
Dioclétien, commandant des domestiques ou gardes du palais, comme la personne
la plus capable de venger un prince chéri, et de lui succéder [27 septembre
284] . Ce moment était important pour le candidat, et sa fortune pouvait en
quelque sorte dépendre de la conduite qu’il allait tenir. Persuadé que l’emploi
dont il avait été chargé l’exposait à quelques soupçons, Dioclétien monte sur
le tribunal, tourne les yeux vers le soleil, et, en présence de ce dieu qui
voit tout [1108] ,
il proteste solennellement de son innocence. Prenant alors le ton d’un
souverain et d’un juge, il fait amener Aper au pied du tribunal : Cet
homme , dit-il, est le meurtrier de Numérien . Et, sans lui donner le
temps d’entrer dans une justification dangereuse, il tire son épée, et la
plonge dans le sein de l’infortuné préfet. Une accusation appuyée d’une preuve
si décisive, est admise sans aucune contradiction ; et les troupes, avec
des acclamations réitérées, reconnaissent l’autorité et la justice de
l’empereur Dioclétien [1109] .
Avant de décrire le règne mémorable de ce prince, voyons
quelle fut la destinée de l’indigne frère de Numérien. Les armes et les trésors
de Carin le mettaient en état de soutenir ses droits au trône ; mais ses
vices personnels
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