Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
ses
biens furent ou vendus l’encan, ou remis au domaine impérial, ou donnés aux
villes et aux communautés, ou enfin accordés aux sollicitations des courtisans
avides. Après avoir pris des mesures si efficaces pour abolir le culte des
chrétiens, et pour dissoudre leur gouvernement, on crut nécessaire de soumettre
aux plus intolérables vexations ceux de ces opiniâtres qui persisteraient
toujours à rejeter la religion de la nature, de Rome et de leurs ancêtres. Les
personnes d’une naissance honnête furent déclarées incapables de posséder
aucune dignité ou aucun emploi, les esclaves furent privés pour jamais de
l’espoir de la liberté ; et le corps entier du peuple fut exclus de la
protection des lois. On autorisa les juges à recevoir et à décider toute action
intentée contre un chrétien. Mais les chrétiens n’avaient pas la permission de
se plaindre des injures qu’ils avaient souffertes : ainsi ces infortunés se
trouvaient exposés à la sévérité de la justice publique, sans pouvoir en
partager les avantages. Cette nouvelle espèce de martyre, si pénible et si
lent, si obscur et si ignominieux, était peut-être le moyen le plus propre à
lasser la constance des fidèles, et l’on ne peut douter que les passions et
l’intérêt des hommes ne fusent disposés, dans cette occasion, à seconder les
vues des empereurs. Mais certainement la politique d’un gouvernement sage
intervint, quelquefois en faveur des chrétiens opprimés ; et les princes
romains ne pouvaient éloigner entièrement la crainte du châtiment, ni favoriser
tous les actes de fraude et de violence, sans exposer leur propre autorité et
le reste de leurs sujets [1727] aux plus grands dangers [1728] .
Cet édit avait à peine été affiché dans le lieu le plus
apparent de Nicomédie, qu’un chrétien le mit aussitôt en pièces ; et il
marqua en même temps, par les invectives les plus sanglantes, son mépris et son
horreur pour des souverains si impies et si tyranniques. Suivant les lois les
moins rigoureuses, son offense était un crime de lèse-majesté et méritait la
mort ; et s’il est vrai que ce fût un homme de rang et de naissance, ces
circonstances ne pouvaient servir qu’à le rendre plus coupable. Il fut brûlé
vif, ou plutôt grillé par un feu lent. Ses bourreaux, empressés de venger
l’injure personnelle faite aux empereurs, épuisèrent sur son corps tous les
raffinements de la cruauté ; mais ils ne furent pas capables de subjuguer
sa patience, ni d’altérer la fermeté inébranlable et le sourire insultant qu’il
conserva toujours au milieu des agonies les plus douloureuses. Les chrétiens,
quoiqu’ils avouassent que sa conduite n’avait point été strictement conforme
aux lois de la prudence, admirèrent la ferveur divine de son zèle, et les
louanges excessives qu’ils prodiguèrent à la mémoire de leur héros et de leur
martyr, laissèrent dans l’esprit de Dioclétien une impression profonde de
terreur et de haine [1729] .
Ses craintes furent augmentées par un danger auquel il
n’échappa, qu’avec peine. Dans l’espace de quinze jours le feu prit deux fois
au Palais de Nicomédie, même à la chambre de Dioclétien ; et quoique ces
deux fois on l’éteignit avant qu’il eût causé aucun dommage considérable, ce
renouvellement singulier du même accident parut, avec raison, une preuve
évidente qu’il n’avait point été l’effet du hasard ou de la négligence. Le
soupçon tombait naturellement sur les chrétiens. On insinua, non sans quelque
probabilité, que ces fanatiques, animés par le désespoir, irrités par leurs
souffrances, et redoutant de nouvelles calamités, avaient conspiré avec leurs
frères les eunuques du palais contre la vie des deux empereurs qu’ils
détestaient, comme les ennemis irréconciliables de l’Église de Dieu.
L’inquiétude et le ressentiment s’emparèrent de tous les esprits, et
particulièrement de celui de Dioclétien. Plusieurs personnes distinguées par
les emplois qu’elles avaient occupés, ou par la faveur dont elles avaient joui,
furent jetées en prison. On employa toutes sortes de tourments et la cour,
aussi bien que la ville, fut souillée de plusieurs exécutions, sanglantes [1730] . Mais, comme il
ne fut pas possible d’arracher aucun éclaircissement sur ce complot ténébreux,
il paraît que nous devons ou présumer les chrétiens innocents, ou admirer leur
fermeté. Peu de jours après, Galère
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