Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
tenaient au caractère particulier de ses
adorateurs. Une république de dieux, si opposés de caractère et d’intérêt,
avait besoin, dans tous les systèmes, de la main régulatrice d’un magistrat
suprême : c’est ce magistrat que les progrès des connaissances et de
l’adulation revêtirent graduellement des perfections et des titres sublimes de
père éternel, de monarque tout-puissant [108] .
La douceur de l’esprit de l’antiquité était telle, que les nations faisaient
moins d’attention aux différences qu’aux rapports de leur croyance religieuse.
Souvent le Grec, le Romain, le Barbare, venaient offrir leur encens dans les
mêmes temples, malgré la diversité de leurs cérémonies ; ils se persuadaient
aisément, que sous des noms différents, ils invoquaient la même divinité. Les
chants d’Homère embellirent la mythologie, et ce poète donna le premier une
forme presque régulière au polythéisme de l’ancien monde [109] .
Les philosophes de la Grèce avaient puisé leur morale dans
la nature de l’homme plutôt que dans celle de l’Etre suprême. La Divinité était
cependant à leurs yeux l’objet d’une méditation profonde et très importante.
ils développèrent dans leurs sublimes recherches la force et la faiblesse de l’esprit
humain [110] .
On distinguait parmi eux quatre sectes principales. Les stoïciens et les
platoniciens s’efforcèrent de concilier les intérêts opposés de la raison et de
la piété. Ils nous ont laissé les preuves les plus sublimes de l’existence et
des perfections d’une cause première ; mais comme il leur était impossible
de concevoir la création de la matière, l’ouvrier, dans la philosophie de
Zénon, n’est pas assez distingué de l’ouvrage. D’un autre côté, le dieu
intellectuel de Platon et de ses disciples ressemble plutôt à une pure
conception idéale qu’à une substance réellement existante. Les opinions des
épicuriens et des académiciens étaient au fond moins religieuses : la
science modeste des derniers ne leur permettait pas de se prononcer ; ils
doutaient d’une Providence que l’ignorance positive des premiers leur faisait
entièrement rejeter. Un esprit d’examen, excité par l’émulation et nourri par
la liberté, avait divisé les écoles publiques de la philosophie en autant de
sectes se combattant les unes les autres ; mais toutes s’accordaient à
n’ajouter aucune foi aux superstitions du peuple. Ce grand principe leur
servait de base commune, et elles s’empressaient de le communiquer aux jeunes
élèves qui, remplis d’une noble émulation, accouraient en foule à Athènes et
dans les autres contrées de l’empire où l’on cultivait les sciences. En effet,
comment un philosophe aurait-il pu reconnaître l’empreinte de la Divinité dans
les contes puérils des poètes et dans les traditions informes de
l’antiquité ? Pouvait-il adorer comme dieux ses êtres imparfaits, qu’il
aurait méprisés comme mortels ? Cicéron se servit des armes de la raison
et de l’éloquence pour combattre les systèmes absurdes du paganisme ; mais
la satire de Lucien était bien plus faite pour les détruire : aussi ses
traits eurent-ils plus de succès. Un écrivain répandu dans le monde ne se
serait pas hasardé à jeter du ridicule sur des divinités qui n’auraient aux
yeux des classes éclairées de la société [111] .
Malgré l’esprit d’irréligion qui s’était introduit dans le
siècle des Antonins, on respectait encore l’intérêt des prêtres et la crédulité
du peuple. Les philosophes, dans leurs écrits et dans leurs discours,
soutenaient la dignité de la raison, mais ils soumettaient en même temps leurs
actions à l’empire des lois et de la coutume. Remplis d’indulgence pour ces
erreurs qui excitaient leur pitié, ils pratiquaient avec soin les cérémonies de
leurs ancêtres, et on les voyait fréquenter les temples des dieux ; quelquefois
même ils ne dédaignaient pas de jouer un rôle sur le théâtre de la
superstition, et la robe d’un pontife cachait souvent un athée.
Avec de pareilles dispositions les sages de l’antiquité
étaient bien éloignés de vouloir s’engager dans aucune dispute sur les dogmes
et les différents cultes du vulgaire. Ils voyaient avec la plus grande
indifférence les formes variées que prenait l’erreur pour en imposer à la
multitude, et ils s’approchaient avec le même respect apparent et le même
mépris secret des
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