Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
victoires de Julien rendaient à la navigation la sûreté que Constance avait
offert d’acheter par le tribut annuel et honteux de deux mille livres
d’argent. L’avarice de l’empereur refusait à ses soldats les sommes que sa
main tremblante répandait avec profusion sur les Barbares ; et Julien eut
besoin de toute son adresse et de toute sa fermeté quand il ouvrit la campagne
avec une armée qui, pendant les deux dernières années, n’avait reçu ni paye ni
gratification [2164] .
C’était à assurée le bonheur et la paix de ses sujets que
tendait ou semblait tendre l’administration de Julien [2165] . Il s’occupait,
pendant ses quartiers d’hiver, du gouvernement civil et affectait de préférer
aux fonctions d’un général celles d’un magistrat. Avant d’entrer en campagne,
il remettait aux gouverneurs des provinces les causes publiques et
particulières, qui avaient été portées à son tribunal ; mais, à son retour, il
examinait soigneusement toutes leurs procédures, adoucissait la rigueur de la
loi, et prononçait son jugement sur la conduite même des juges. Supérieur à la
dernière faiblesse qui reste quelque fois aux hommes vertueux, ce zèle ardent
pour la justice, trop souvent poussé jusqu’à l’indiscrétion, il réprima, par
une réponse pleine de sagesse et de dignité, la chaleur d’un avocat qui
accusait de concussion le président de la Gaule narbonnaise : S’il ne faut
que nier , s’écria Delphidius avec véhémence, qui jamais sera trouvé
coupable ? — Et s’il suffit d’affirmer , répondit Julien, qui
jamais sera déclaré innocent ? Dans l’administration générale de la paix et
de la guerre, l’intérêt du souverain, et celui de ses peuples, est
ordinairement le même ; mais Constance se serait cru violemment offensé, si les
vertus de Julien l’avaient privé de la moindre partie du tribut qu’il arrachait
à une province épuisée. Le prince qui portait les ornements de la royauté
pouvait quelquefois prétendre à corriger l’insolente avidité des agents
inférieurs, à éclairer leurs artifices, à introduire un mode de perception plus
égal et plus facile ; mais, d’après les sentiments de Constance,
l’administration des finances reposait bien plus sûrement entre les mains de
Florentius, préfet du prétoire des Gaules, tyran efféminé, également incapable
de remords et de compassion. Ce ministre orgueilleux se plaignait hautement de
la réclamation la plus modeste, tandis que Julien se reprochait à lui-même la
faiblesse de son opposition. Le César avait rejeté, avec horreur l’édit d’une
taxe extraordinaire pour laquelle le préfet lui avait demandé sa signature ; et
le tableau frappant de la misère publique, qu’il avait été forcé de faire pour
justifier son refus, offensa la cour de Constance. On lira sans doute avec
plaisir les sentiments de Julien, exprimés avec chaleur et liberté dans sa
lettre adressée à un de ses intimes amis. Après lui avoir exposé sa conduite,
il continue en ces termes : Était-il possible à un disciple d’Aristote
et de Platon de se conduire autrement que je n’ai fait ? Pouvais-je abandonner
les malheureux sujets confiés à mes soins ? N’étais-je pas obligé de les
protéger contre les insultes répétées de ces voleurs impitoyables ? Un
tribun qui déserte son poste est puni de mort et privé des honneurs de la
sépulture : comment oserais-je prononcer sa sentence, si, au moment du danger,
je négligeais un devoir plus sacré et plus important ? Dieu m’a placé dans ce
poste élevé ; sa providence sera mon guide et mon soutien. Si je suis condamné
à souffrir ; j’aurai pour me soutenir le sentiment d’une conscience pure et
irréprochable. Plut au ciel que j’eusse encore un conseiller comme Salluste !
Si on juge à propos de m’envoyer un successeur, je me soumettrai sans regret ;
et j’aime mieux profiter du peu d’instants où je pourrai faire le bien, que de
faire longtemps le mal avec l’impunité [2166] .
L’autorité précaire et dépendante de Julien faisait briller ses vertus et
cachait ses défauts. Le jeune héros, qui soutenait dans la Gaule le trône de
Constance, n’était pas autorisé à réformer les vices du gouvernement ; mais il
avait le courage de soulager ou de plaindre le malheur des peuples. La paix, ou
même la conquête de la Germanie, ne pouvait pas lui donner un espoir
raisonnable d’assurer la tranquillité publique, à moins
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