Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
la générosité de se soumettre à un rôle plein de danger, de
dissimulation et de honte [2780] .
Ce Persan était arrivé au camp de Julien avec un cortège de fidèles soldats ;
il fit un conte spécieux, il raconta les injustices qu’il avait essuyées ; il
exagéra la cruauté de Sapor, le mécontentement du peuple et la faiblesse de la
monarchie, et il offrit aux Romains de leur servir d’otage et de guide. La
sagesse et l’expérience de Hormisdas exposèrent vainement tout ce qui devait
donner des soupçons. Le crédule empereur, accueillant le traître, se laissa
entraîner à une résolution précipitée que tout l’univers a regardée comme également
propre à faire douter de sa prudence et à compromettre sa sûreté. Il détruisit
en une heure toute cette flotte transportée à une distance de cinq cents
milles, au prix de tant de fatigues, de trésors et de sang, et il ne réserva
que douze ou au plus vingt-deux petites embarcations qui devaient suivre
l’armée sur des voitures, et servir de pont lorsqu’il faudrait passer des
rivières. On ne garda des vivres que pour vingt jours, et le reste des magasins
et les onze cents navires qui mouillaient dans le Tigre, furent abandonnés aux
flammes par l’ordre absolu de l’empereur. Saint Grégoire et saint Augustin
insultent à la folie de l’apostat, qui exécuta lui-même un décret de la justice
divine. Leur autorité, faible d’ailleurs sur une question de l’art militaire,
se trouve appuyée du jugement plus calme d’un guerrier expérimenté qui vit
brûler la flotte, et qui ne put désapprouver le murmure des troupes [2781] . Toutefois,
s’il fallait justifier cette résolution, on ne manquerait pas de raisons
spécieuses et peut-être assez solides. L’Euphrate n’a jamais été navigable qu’a
partir de Babylone, et le Tigre à partir d’Opis [2782] . Opis était peu
éloignée du camp des Romains, et Julien aurait renoncé bientôt à la vaine
entreprise de faire remonter une grande flotte coutre le courant d’un fleuve
rapide [2783] ,
embarrassé en plusieurs endroits de cataractes naturelles ou artificielles [2784] . La force des
voiles et des rames ne suffisait pas ; il eût fallu remorquer les navires : ce
pénible travail aurait épuisé vingt mille soldats ; et, si les Romains eussent
continue : leur marche sur les bords du fleuve, ils auraient pu seulement
espérer de revenir en Europe, mais sans avoir rien fait de digne du génie ou de
la fortune de leur chef. En supposant au contraire qu’il fût avantageux de pénétrer
dans l’intérieur des États du roi de Perse, la destruction de la flotte et des
magasins se trouvait le seul moyen d’enlever ce butin précieux aux troupes
nombreuses et actives qui pouvaient sortir tout à coup des portes de Ctésiphon.
Si les armes de Julien avaient été victorieuses, nous admirerions maintenant la
prudence et le courage d’un héros qui, ôtant à ses soldats l’espoir de la
retraite, ne leur laissait que l’alternative de vaincre ou de mourir [2785] .
Les Romains ne connaissaient presque pas ce train
embarrassant d’artillerie et de fourgons qui retardent les opérations de nos
armées modernes [2786] .
Mais, dans tous les siècles, la subsistance de soixante mille hommes doit avoir
été un des premiers soins d’un général prudent, et il ne petit tirer cette subsistance
que de son pays ou de celui de l’ennemi. Quand Julien aurait pu maintenir sa
communication avec le Tigre, quand il aurait pu garder les places de l’Assyrie
dont il venait de faire la conquête, une province dévastée eût été hors d’état
de lui fournir des secours bien considérables et bien réguliers à une époque de
l’année où l’Euphrate inondait les terres [2787] ,
et où des millions d’insectes obscurcissaient une atmosphère malsaine [2788] . Le pays ennemi
offrait un aspect bien plus séduisant ; des villages et des villes
remplissaient l’espace qui se trouve entre le Tigre et les montagnes de la
Médie, et une culture perfectionnée y aidait presque partout à la fertilité
naturelle de la terre. Julien avait lien de croire qu’avec du fer et de l’or,
ces deux grands moyens de persuasion, un vainqueur obtiendrait, de la crainte
ou de la cupidité des naturels, des vivres en abondance. Cette perspective
s’évanouissait à l’approche de ses troupes. Dès qu’on les voyait paraître, les
habitants abandonnaient les villages et se réfugiaient dans les
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