Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
journée fut consacrée au plaisir ;
mais, dès que l’heure du repas du soir fut écoulée, il manda les généraux dans
sa tente, et il leur déclara qu’il voulait passer le Tigre durant la nuit.
Étonnés, ils gardèrent tous d’abord un respectueux silence ; mais le vénérable
Salluste profitant des droits de son âge et de son expérience, les autres chefs
appuyèrent librement ses prudentes remontrances [2771] . Julien se contenta
de répondre que la conquête de la Perse et la sûreté ces troupes dépendaient de
cette tentative ; que le nombre des ennemis, loin de diminuer,
s’augmenterait par des renforts successifs ; qu’un plus long délai ne
diminuerait pas la largeur du fleuve et n’abaisserait point la hauteur de ses
bord. Sur-le-champ il fit donner le signal et fut obéi. Les plus impatiens des
légionnaires sautèrent sur les cinq navires qui se trouvèrent près de la rive ;
et comme ils manièrent la rame, avec une extrême ardeur, on ne tarda pas à les
perdre de vue dans l’obscurité de la nuit. On aperçut des flammes sur le rivage
opposé ; et l’empereur, qui comprit trop bien que les Perses avaient mis le feu
à ses premiers navires, tira habilement de leur extrême danger un présage de la
victoire. Nos camarades , s’écria-t-il, sont déjà maîtres du rivage
ennemi : voyez, ils font le signal convenu ; hâtons-nous d’égaler et d’aider
leur courage . La force réunie et le mouvement rapide de cette grande flotte
rompirent la violence du courant, et les Romains atteignirent la rive orientale
assez tôt pour éteindre les flammes et sauver du péril leurs audacieux
compagnons. Il fallait gravir une côte escarpée d’une assez grande hauteur ; la
pesanteur des armes du soldat, l’obscurité de la nuit, accroissaient les
difficultés ; une grêle de dards, de pierres et de matières enflammées
incommodaient les assaillants, qui, après une pénible lutte, parvinrent enfin à
gravir sur le bord, et arborèrent le drapeau de la victoire au haut du rempart.
Julien avait conduit l’attaque à la tête de son infanterie légère [2772] ; et, dès qu’il
se vit maître enfin d’une position où il pouvait combattre de niveau, il la
mesura en un instant du coup d’œil de l’habileté et de l’expérience. Selon les
préceptes d’Homère [2773] ,
il plaça au front et sur les derrières ses soldats les plus courageux, et
toutes les trompettes sonnèrent la charge. Les Romains, après avoir poussé les
cris de guerre, s’avancèrent en réglant leurs pas sur le mouvement animé d’une
musique martiale : ils lancèrent leurs formidables javelines, et se
précipitèrent l’épée à la main, afin d’attaquer les Barbares corps à corps, et
de les priver ainsi de leurs armes de trait. On se battit durant plus de douze
heures ; à la fin, la retraite graduelle des Persans devint une fuite en
désordre ; dont les principaux chefs et le Surenas lui-même donnèrent le
honteux exemple. Ils furent poussés jusqu’aux portes de Ctésiphon, et les
vainqueurs seraient entrés dans la ville épouvantée [2774] , si Victor,
l’un des généraux, dangereusement, blessé d’une flèche, ne les avait pas
conjurés d’abandonner une entreprise qui devait leur être fatale, si elle ne
réussissait pas complètement. S’il faut en croire les Romains, ils ne perdirent
que soixante-quinze hommes, et les Barbares laissèrent sur le champ de bataille
deux mille cinq cents, ou, selon d’autres versions, six mille de leurs plus
braves guerriers. Le butin fut tel qu’on pouvait l’espérer de la richesse et du
luxe d’un camp d’Asiatiques : on y trouva une quantité considérable d’or et
d’argent, de magnifiques armes, et des harnais brillants, des lits et des
tables d’argent massif. L’empereur distribua, pour prix de la valeur, des
couronnes civiques, murales et navales, que lui, et peut-être lui seul,
estimait plus que les trésors de l’Asie. Il offrit un sacrifice solennel au
dieu de la guerre ; mais les entrailles des victimes annoncèrent de funestes
présages, et des signes moins équivoques apprirent bientôt à Julien qu’il était
arrivé au terme de sa prospérité [2775] .
Le surlendemain de la bataille, les gardes domestiques, les
Joviens, les Herculiens et le reste des troupes, qui formaient à peu près les
deux tiers de l’armée, passèrent tranquillement le Tigre [2776] . Tandis que les
habitants de Ctésiphon examinaient du haut de leurs murs la
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