Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
plusieurs de ses amants à des emplois considérables [300] ; et,
pendant trente ans que dura leur union, il ne cessa de lui donner des preuves
de la confiance la plus intime ; enfin, il eût pour elle une vénération et
une tendresse qu’il conserva jusqu’au tombeau. Marc-Aurèle remercie les dieux,
dans ses Méditations , de lui avoir accordé une femme si fidèle, et
douce, et d’une simplicité de mœurs si admirable [301] . Le sénat
complaisant la déclara déesse à sa sollicitation ; elle était représentée
dans ses temples avec les attributs de Junon, de Vénus et de Cérès. Les jeunes
gens de l’un et de l’autre sexe, avaient ordre de s’y rendre le jour de leur
mariage, et d’offrir leurs vœux aux autels de cette chaste divinité [302] .
Les vices monstrueux du fils ont affaibli, aux yeux de la
postérité, l’éclat des vertus du père : on a reproché à Marc-Aurèle
d’avoir sacrifié le bonheur de plusieurs millions d’hommes à une tendresse
excessive pour un enfant indigne, et d’avoir choisi son successeur dans sa
famille plutôt que dans la république. Cependant la sollicitude de ce tendre
père, et les hommes célèbres par leur mérite et par leurs vertus, qu’il appela
à partager ses soins, ne négligèrent rien pour étendre l’esprit étroit du jeune
Commode, étouffer ses vices naissants, et le rendre digne du trône qu’il devait
un jour occuper. En général, le pouvoir de l’éducation est peu de chose,
excepté dans ces cas heureux où il est presque inutile. Les insinuations d’un
favori débauché faisaient oublier en un moment au jeune César les leçons peu
séduisantes d’un philosophe. Marc-Aurèle perdit lui-même le fruit de tous ses
soins, en partageant la dignité impériale avec son fils, âgé de treize ou
quatorze ans. Ce père trop indulgent mourut quatre ans après ; mais il
vécut assez pour se repentir d’une démarche inconsidérée, qui affranchissait un
jeune prince si impétueux du joug de la raison et de l’autorité.
Les lois nécessaires, mais inégales, de la propriété ont été
établies pour mettre des bornes à la cupidité du genre humain ; mais en
donnant à quelques personnes ce que le grand nombre recherche avec le plus
d’ardeur, elles sont devenues la source de la plupart des crimes qui troublent
l’intérieur de la société. La soif du pouvoir est, de toutes nos passions, la
plus impérieuse et la plus insociable, puisqu’elle amène l’orgueil d’un seul à
exiger la soumission de tous. Dans le tumulte des discordes civiles, les lois
de la société perdent toute leur force, et rarement celles de l’humanité en
prennent la place : l’animosité des partis, l’orgueil de la victoire, le
désespoir du succès, le souvenir des injures reçues et la crainte de nouveaux
dangers, enflamment l’esprit, et contribuent, à étouffer le cri de la pitié :
de la ces scènes cruelles qui ensanglantent les pages de l’histoire. Ce n’est
pas à des motifs de ce genre qu’on peut attribuer les cruautés gratuites de
Commode, qui, jouissant de tout, n’avait rien à désirer. Le fils chéri de
Marc-Aurèle succéda à son père au milieu des acclamations [année 180] du
sénat et de l’armée [303] ;
et cet heureux prince, lorsqu’il monta sur le trône n’avait autour de lui ni
rival à combattre ni ennemis à punir : dans cette haute et tranquille
situation, il devait naturellement préférer l’amour de ses sujets à leur haine,
et la douce gloire des cinq empereurs qui l’avaient précédé, au sort
ignominieux de Néron et de Domitien.
Cependant Commode n’était pas, comme on nous l’a représenté [304] , un tigre né
avec la soif insatiable du sang humain, et capable, dès ses premières années,
de se porter aux excès les plus cruels [305] ;
la nature l’avait formé plutôt faible que méchant : sa simplicité et sa
timidité le rendirent l’esclave de ses courtisans, qui le corrompirent par
degrés. Sa cruauté fut d’abord l’effet d’une impulsion étrangère ; elle dégénéra
bientôt en habitude, et devint enfin la passion dominante de son âme [306] .
Commode, à la mort de son père, se trouva chargé du
commandement pénible d’une grande armée contre les Quades et les Marcomans [307] , et, de la
conduite d’une guerre difficile [308] .
Une foule de jeunes débauchés vils flatteurs que Marc-Aurèle avait bannis de sa
cour, regagnèrent bientôt auprès du jeune empereur
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