Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
Commode eût goûté du sang humain, son cœur devint
inaccessible aux remords ou à la pitié.
Parmi les victimes innocentes qui tombèrent sous les coups
de la tyrannie, il n’y en eut pas de plus regrettées que Maximus et Condianus,
de la famille Quintilienne. Leur amour fraternel a sauvé leur nom de l’oubli,
et l’a rendit cher à la postérité. Leurs études, leurs occupations, leurs
emplois, leurs plaisirs, étaient les mêmes : jouissant tous deux d’une fortune
considérable, ils ne conçurent jamais l’idée de séparer leurs intérêts. Il
existe encore des fragments d’un ouvrage qu’ils ont composé ensemble [316] ; enfin,
dans toutes les actions de leur vie, leurs corps paraissaient n’être animés que
par une seule âme. Les Antonins, qui chérissaient leurs vertus et se
plaisaient à voir leur union, les élevèrent dans la même année à la dignité de
consul. Marc-Aurèle leur donna dans la suite le gouvernement de la Grèce, et
leur confia le commandement d’une armée, à la tête de laquelle ils remportèrent
une victoire signalée sur les Germains. La cruauté propice de Commode les unit
enfin dans une même mort [317] .
Après avoir porté la désolation dans le sein des premières
familles de la république, le tyran tourna toute sa rage contre le principal
instrument de ses fureurs. Tandis que renfermé dans son palais, Commode se
plongeait dans le sang et dans la débauche, l’administration de l’empire était
entre les mains de Perennis, ministre vil et ambitieux qui avait assassiné son
prédécesseur pour en occuper la place, mais qui possédait de grands talents et
beaucoup de fermeté. Il avait amassé une fortune immense par ses exactions, et
en s’emparant des biens des nobles sacrifiés à son avarice. Les cohortes
prétoriennes lui obéissaient comme à leur chef. Son fils, déjà connu dans la
carrière des armes, commandait les légions d’Illyrie. Perennis aspirait au
trône ; ou, ce qui paraissait également criminel aux yeux de Commode, il
pouvait y aspirer, s’il n’eût été prévenu, surpris et mis à mort. La chute d’un
ministre est un événement de peu d’importance dans l’histoire générale de
l’empire ; mais la ruine de Perennis [en 186] fût accélérée par une
circonstance extraordinaire, qui fit voir combien la discipline était déjà
relâchée. Les légions de Bretagne, mécontentes du gouverneraient de ce
ministre, formèrent une ambassade de quinze cents hommes choisis, et les
envoyèrent à Rome, avec ordre d’exposer leurs plaintes à l’empereur. Ces
députés militaires, en fomentant les divisions des prétoriens, en exagérant la
force des troupes britanniques, et en alarmant le timide Commode, exigèrent et
obtinrent, par la fermeté de leur conduite, la mort de Perennis [318] . L’audace d’une
armée si éloignée de la capitale ; et la découverte fatale qu’elle fit de
la faiblesse du gouvernement, présageaient les plus terribles convulsions.
Un nouveau désordre, dont on avait négligé d’arrêter les
faibles commencements, trahit bientôt la négligence de l’administration. Les
désertions devenaient fréquentes parmi les troupes : après avoir abandonné
leurs drapeaux, les soldats, au lieu de se cacher et de fuir, infestèrent les
grands chemins. Maternus, simple soldat, mais d’une hardiesse et d’une valeur
extraordinaires, rassembla ces bandes de voleurs, et en composa une petite
armée. Il ouvrit en même temps les prisons, invita les esclaves à briser leurs
fers, et ravagea impunément, les villes opulentes, et sans défense de la Gaule
et de l’Espagne. Les gouverneurs de ces provinces avaient été pendant longtemps
spectateurs tranquilles de ces déprédations ; peut-être même en avaient-ils
profité ; ils furent enfin arrachés à leur indolence par les ordres menaçants
de l’empereur. Environné de tous côtés, Maternus prévit qu’il ne pouvait
échapper ; le désespoir était sa dernière ressource : il ordonne tout à
coup aux compagnons de sa fortune de se disperser, de passer les Alpes par
pelotons et sous différents déguisements, et de se rassembler à Rome pendant la
fête tumultueuse de Cybèle [319] .
Il n’aspirait à rien moins qu’à massacrer Commode, et à s’emparer du trône
vacant. Une pareille ambition n’est point celle d’un brigand ordinaire. Les
mesures étaient si bien prises, que déjà ses troupes cachées remplissaient les
rites de Rome : la
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