Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
leur rang et leur influence.
Ils exagérèrent les fatigues et les dangers d’une campagne dans des contrées
sauvages, situées au delà du Danube, et assurèrent ce prince indolent, que la
terreur de son nom et les armes de ses lieutenants suffiraient pour réduire des
Barbares effrayés ou pour leur imposer des conditions plus avantageuses qu’une
conquête. Ils flattaient adroitement ses goûts et sa sensibilité : on les
entendait sans cesse comparer la tranquillité, la magnificence et les agréments
de Rome, au tumulte d’un camp de Pannonie, où l’on ne connaissait ni le luxe ni
les plaisirs [309] .
Commode prêta l’oreille a des avis si agréables : tandis qu’il était
partagé entre sa propre inclination, et le respect qu’il conservait pour les
vieux conseillers de son père, insensiblement l’été s’écoula ; il ne fit
son entrée dans Rome que l’automne suivant. Ses grâces naturelles [310] , son air
populaire, et les vertus qu’on lui supposait, lui attirèrent la bienveillance
publique. La paix honorable qu’il venait d’accorder aux Barbares inspirait une
joie universelle [311] :
on attribuait à l’amour de la patrie l’impatience qu’il avait montrée de revoir
Rome, et à peine condamnait-on dans un jeune prince de dix-neuf ans les
amusements dissolus auxquels il se livrait.
Marc-Aurèle avait laissé auprès de son fils des conseillers
dont la sagesse et l’intégrité inspiraient à Commode une estime mêlée
d’éloignement. Pendant les trois premières années de son règne, ils
conservèrent les formes, l’esprit même de l’ancienne administration. Entouré
des compagnons de ses débauches, le jeune empereur se livrait aux plaisirs avec
toute a liberté que donne la puissance souveraine ; mais ses mains
n’étaient point encore teintes de sang ; il avait même déployé une
générosité de sentiments qui pouvait, en se développant, devenir une vertu
solide [312] :
un incident fatal détermina ce caractère incertain.
L’empereur, retournant un soir à son palais, comme il
passait sous un des portiques étroits et obscurs de l’amphithéâtre [313] , un assassin
fondit sur lui l’épée à la main, en criant à haute voix : Voici ce que
t’envoie le sénat . La menace fit manquer le coup ; l’assassin fut pris ; et
aussitôt il révéla ses complices. Cette conspiration avait été tramée dans
l’enceinte du palais. Lucilla, sœur de Commode, et veuve de Lucius Verus,
s’indignait de n’occuper que le second rang. Jalouse de l’impératrice régnante,
elle avait armé le meurtrier contre la vie de son frère. Claudius Pompeianus,
son second mari, sénateur distingué par ses talents et par une fidélité
inviolable ignorait ses noirs complots : cette femme ambitieuse n’aurait
pas osé les lui découvrir ; mais, dans la foule de ses amants (car elle
imitait en tout la conduite de Faustine), elle avait trouvé des hommes perdus,
déterminés à tout entreprendre, et prêts à servir les mouvements que lui
inspiraient tour à tour la fureur et l’amour. Les conspirateurs éprouvèrent les
rigueurs de la justice; Lucilla fut d’abord punie, par l’exil et ensuite par la
mort [314] .
Les paroles de l’assassin laissèrent dans l’âme de Commode
des traces profondes. Ce prince, sans cesse alarmé, conçut une haine implacable
contre le corps entier du sénat [315] ;
ceux qu’il avait d’abord redoutés comme des ministres importuns, lui parurent
tout à coup des ennemis secrets. Les délateurs avaient été découragés sous les
règnes précédents, on les croyait presque anéantis : ils parurent de
nouveau dès qu’ils s’aperçurent que l’empereur cherchait partout des crimes et
des complots. Cette assemblée, que Marc-Aurèle regardait comme le grand conseil
de la nation, était composé des plus vertueux Romains, et bientôt le mérite
devint un crime. Le zèle des délateurs, excité par l’attrait puissant des
richesses, cherchait partout de nouvelles victimes : une vertu rigide passait
pour une censure tacite de la conduite irrégulière du prince, et des services
importants décelaient une supériorité dangereuse ; enfin l’amitié du père
suffisait pour encourir toute la haine du fils. Le soupçon tenait lieu de
preuve, et il suffisait d’être accusé pour être aussitôt condamné. La mort d’un
sénateur entraînait la perte de tous ceux qui auraient pu la pleurer ou la
venger, et lorsqu’une fois
Weitere Kostenlose Bücher