Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
humain ; il déplora
la perte d’Aviditis-Cassius qui avait excité une révolte en Syrie, et dont la
mort volontaire lui enlevait le plaisir de se faire un ami ; il montra
combien ses regrets étaient sincères, par le soin qu’il prit de modérer le zèle
du sénat contre les partisans de ce traître [284] .
La guerre était à ses yeux le fléau de la nature humaine ; cependant,
lorsque la nécessité d’une juste défense le forçait de prendre les armes, il ne
craignait pas d’exposer sa personne, et de paraître à la tête des troupes. On
le vit pendant huit hivers rigoureux camper sur les bords glacés du Danube.
Tant de fatigues portèrent enfin le dernier coup à la faiblesse de sa
constitution. Sa mémoire, fut longtemps chère à la postérité ; et plus
d’un siècle encore après sa mort, plusieurs personnes plaçaient l’image de
Marc-Aurèle parmi celle de leurs dieux domestiques [285] .
S’il fallait déterminer dans quelle période de l’histoire du
monde le genre humain a joui du sort le plus heureux et le plus florissant, ce
serait sans hésiter qu’on s’arrêterait à cet espace de temps qui s’écoula
depuis là mort de Domitien jusqu’à l’avènement de Commode. Un pouvoir absolu
gouvernait alors l’étendue immense de l’empire, sous la direction immédiate de
la sagesse et de la vertu. Les armées furent contenues par la main ferme de
quatre empereurs successifs, dont le caractère et la puissance imprimaient un
respect involontaire, et qui savaient se faire obéir, sans avoir recours à des
moyens violents. Les formes de l’administration civile furent, soigneusement
observées par Nerva, Trajan, Adrien et les deux Antonins qui chérissant l’image
de la liberté, se glorifiant de n’être que les dépositaires et Ies ministres de
la loi. De tels princes auraient été dignes de rétablir la république, si les
Romains de leur temps eussent été capables de jouir d’une liberté raisonnable.
Une incalculable récompense surpayait ces monarques de leurs
travaux, toujours accompagnés du succès : ce prix, c’était l’estimable orgueil
de la vertu, et le plaisir inexprimable qu’ils éprouvaient à la vue de la
félicité générale dont ils étaient les auteurs. Cependant une réflexion juste,
mais bien triste, venait troubler pour eux les plus nobles jouissances. Ils
devaient avoir souvent réfléchi sur l’instabilité d’un bonheur qui dépendait
d’un seul homme. Le moment fatal approchait peut-être, où le pouvoir absolu
dont ils ne faisaient usage que pour rendre leurs sujets heureux allait
devenir, un instrument de destruction entre les mains d’un jeune prince emporté
par ses passions, où de quelque tyran jaloux de son autorité. Le frein idéal du
sénat et des lois pouvait bien servir à développer les vertus des empereurs ;
mais il était trop faible pour corriger leurs vices : une force aveugle et
irrésistible faisait des troupes un sûr moyen d’oppression ; et les mœurs
des Romains étaient si corrompues, qu’il se présentait sans cesse, des
flatteurs empressés à applaudir aux dérèglements du souverain, et des ministres
disposés à servir ses cruautés, son avarice ou ses crimes.
L’expérience des Romains, avait déjà justifié ces sombres
alarmes. Les fastes de l’empire nous offrent un riche et énergique tableau de
la nature humaine ; que nous chercherions vainement dans les caractères
faibles et incertains de l’histoire moderne ; on trouve tour à tour dans
la conduite des empereurs romains les extrêmes de la vertu et du vice ; la
perfection la plus sublime, et la dégradation la plus basse de notre espèce.
L’âge d’or de Trajan et des Antonins avait été précédé par un siècle de fer. Il
serait inutile de parler des indignes successeurs d’Auguste : s’ils ont
été sauvés de l’oubli, ils en sont redevables à l’excès de leurs vices et à la
grandeur du théâtre sur lequel ils ont paru. Le sombre et implacable Tibère, le
furieux Caligula, l’imbécile Claude, le cruel et débauche Néron, le brutal
Vitellius [286] ,
le lâche et sanguinaire Domitien, sont condamnés à une immortelle ignominie.
Pendant près de quatre-vingts ans, Rome ne respira que sous Vespasien et sous
Titus : si l’on en excepte ces deux règnes, qui durèrent peu, l’empire [287] dans ce long
intervalle, gémit sous les coups redoublés d’une tyrannie qui extermina les
anciennes familles de la république, et se
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