Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
du rang suprême [347] .
Les moments étaient précieux. Lætus conduisit son nouvel
empereur au camp des prétoriens. Il répandit en même temps dans la ville le
bruit qu’une apoplexie avait enlevé subitement Commode ; et que déjà le
vertueux Pertinax était monté sur le trône. Les gardes apprirent avec plus
d’étonnement que de joie la mort suspecte d’un prince dont ils avaient, seuls,
éprouvé l’indulgence et les libéralités ; mais l’urgence de la
circonstance, l’autorité du préfet et les clameurs du peuple, les déterminèrent
à dissimuler leur mécontentement. Ils acceptèrent les largesses promises par le
nouvel empereur, consentirent à lui jurer fidélité ; et, tenant à leurs
mains des branches de laurier, ils le conduisirent avec acclamations dans
l’assemblée du sénat, afin que l’autorité civile ratifiât le contentement des
troupes.
La nuit était déjà fort avancée ; le lendemain, qui se
trouvait le premier jour de l’an [1 er janvier 193] , le sénat
devait être convoqué de grand matin pour assister à une cérémonie ignominieuse.
En dépit de toutes les remontrances, en dépit même des prières de ceux des
courtisans qui conservaient encore quelque idée de prudence et d’honneur,
Commode avait résolu de passer la nuit dans une école de gladiateurs, et de
venir ensuite à la tête de cette vile troupe, revêtu des mêmes habits prendre
possession du consulat. Tout à coup, avant la pointe du jour, les sénateurs
reçoivent ordre de s’assembler dans le temple de la Concorde, où ils doivent
trouver les gardes, et ratifier l’élection du nouvel empereur [348] . Ils restèrent
assis pendant quelque temps en silence, ne pouvant croire un événement qu’ils
auraient à peine osé espérer, et, redoutant les artifices cruels de
Commode ; mais lorsqu’ils furent assurés de la mort du tyran, ils se
livrèrent aux transports de la joie la plus vive, et laissèrent en même temps
éclater toute leur indignation. Pertinax représenta modestement la médiocrité
de sa naissance, et désigna plusieurs nobles sénateurs plus dignes de monter
sur le trône : mais, obligés de céder aux vœux de l’assemblée et aux
protestations les plus sincères d’une fidélité inviolable, il reçut tous les
titres attachés à la puissance impériale. La mémoire de Commode fût dévouée à
un opprobre éternel : les voûtes du temple retentissaient des noms de
tyran, de gladiateur, d’ennemi public. On ordonna tumultuairement [349] que les dignités
du dernier empereur fussent annulées, ses titres effacés des monuments
publics, ses statues renversées, que son corps fût traîné avec un crochet dans
la salle des gladiateurs, pour y assouvir la fureur du peuple : les sénateurs
voulaient même sévir contre des serviteurs zélés, qui avaient déjà prétendu
dérober à la justice du sénat les restes de leur maître ; mais Pertinax
fit rendre au fils de Marc-Aurèle les honneurs qu’il ne pouvait refuser au
souvenir des vertus du père, ni aux larmes de son premier protecteur, Claudius
Pompeianus. Ce citoyen respectable, déplorant le sort cruel de son beau-frère,
gémissant encore plus sur les crimes qui y le lui avaient attiré [350] .
Ces efforts d’une rage impuissante contre un empereur mort,
auquel le sénat, quelques heures auparavant, avait prostitué l’encens le plus
vil, décelaient un esprit de vengeance plus conforme à la justice qu’à la
générosité. La légitimité de ces décrets était fondée cependant sur les
principes de la constitution impériale. De tout temps les sénateurs romains
avaient eu le droit incontestable de censurer, de déposer ou de punir de mort
le premier magistrat de la république, lorsqu’il avait abusé de son autorité [351] : mais cette
faible assemblée était maintenant réduite à se contenter d’infliger au tyran,
après sa mort, des peines dont l’arme redoutable du despotisme militaire
l’avait mis à l’abri pendant son règne.
Pertinax, trouva un moyen bien plus noble de condamner la
mémoire de son prédécesseur : il fit briller ses vertus auprès des vices
de Commode. Le jour même de son avènement, il abandonna sa fortune
particulière à son fils et à sa femme, pour leur ôter tout prétexte de
solliciter des faveurs aux dépens de l’État. L’épouse de l’empereur n’eut
jamais le titre d’Augusta, et Pertinax craignit de corrompre la jeunesse de son
fils en l’élevant, à
Weitere Kostenlose Bücher