Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
et l’estime de son peuple. Ceux qui
n’avaient point perdu le souvenir des vertus, de Marc-Aurèle, contemplaient
avec plaisir dans le nouvel empereur les traits de ce brillant modèle ;
ils espéraient pouvoir jouir longtemps de l’heureuse influence de son
administration. Trop de précipitation dans son zèle à réformer les abus d’un
État corrompu, devint fatal à Pertinax et à l’empire : l’âge et
l’expérience auraient dû lui inspirer plus de ménagement. Sa vertueuse
imprudence souleva contre lui cette foule d’hommes perdus et avilis qui
trouvaient leur intérêt particulier dans les désordres publics, et qui
préféraient la faveur d’un tyran à l’équité inexorable de la loi [356] .
Au milieu, de la joie universelle, la contenance sombre et
farouche des prétoriens laissait apercevoir leur mécontentement secret. Ils ne
s’étaient soumis a Pertinax qu’avec répugnance ; et, redoutant la sévérité
de l’ancienne discipline que ce prince se disposait à rétablir ils regrettaient
la licence du dernier règne. Ces dispositions étaient fomentées en secret par
Lætus, préfet du prétoire, qui s’aperçut trop tard que l’empereur consentait à
récompenser les services d’un sujet, mais qu’il ne voulait point être gouverné
par un favori. Le troisième jour du règne de Pertinax, les prétoriens se
saisirent d’un sénateur dans l’intention de le mener à leur camp, et de le
revêtir de la pourpre : loin d’être éblouie à la vue de ces honneurs
dangereux, la victime tremblante s’échappe des mains des soldats et vient se
réfugier aux pieds de l’empereur.
Quelque temps après, Socius Falco, l’un des consuls de
l’année, se laissa entraîner par l’ambition : jeune, sorti d’une famille
ancienne et opulente, et déjà connu par son audace [357] , il profita de
l’absence de Pertinax pour tramer une conspiration que déjouèrent tout à coup
le retour précipité du prince et la fermeté de sa conduite. Falco allait être
condamné à mort comme un ennemi public : il fui sauvé par les instances
réitérées et sincères de l’empereur, qui, malgré l’insulte faite à sa personne,
conjura le sénat de ne pas permettre que le sang d’un sénateur, même coupable,
souillât la pureté de son règne.
Le peu de succès de ces diverses entreprises ne servit qu’à
enflammer la rage des prétoriens. Le 28 mars [193] , quatre-vingt-six
jours seulement après la mort de Commode, une sédition générale éclata dans le
camp, malgré les représentations des officiers, qui manquaient de pouvoir ou de
volonté pour apaiser le tumulte. Deux ou trois cents soldats des plus
déterminés, les armes à la main et la fureur peinte dans leurs regards,
marchèrent sur le midi vers le palais impérial. Les portes furent aussitôt
ouvertes par ceux de leurs camarades qui montaient la garde, et par les
domestiques attachés à l’ancienne cour, qui avaient déjà conspiré en secret
contre la vie d’un empereur trop vertueux. A. la nouvelle de leur approche,
Pertinax, dédaignant de se cacher ou de fuir, s’avance au devant des
conjurés : il leur rappelle sa propre innocence et la sainteté de leurs
serments. Ces paroles, l’aspect vénérable du souverain et sa noble fermeté, en
imposent un moment aux séditieux ; ils se représentent toute l’horreur de
leur forfait, et restent pendant quelque temps en silence. Enfin le désespoir
du pardon rallume leur fureur. Un Barbare, né dans le pays de Tongres [358] , porte le
premier coup à Pertinax, qui tombe couvert de blessures mortelles : sa
tête est à l’instant coupée, et portée en triomphe au bout d’une lance jusqu’au
camp des prétoriens, à la vue d’un peuple affligé et rempli d’indignation. Les
Romains, pénétrés de la perte de cet excellent prince, regrettaient surtout le
bonheur passager d’un règne dont le souvenir devait encore augmenter le poids
des malheurs qui aillaient bientôt fondre sur la nation [359] .
Chapitre V
Les prétoriens vendent publiquement l’empire à Didius Julianus. Clodius Albinus
en Bretagne, Pescennius Niger en Syrie, et Septime Sévère en Pannonie, se
déclarent contre les meurtriers de Pertinax. Guerres civiles et victoires de
Sévère sur ses trois rivaux. Nouvelles maximes de gouvernement.
L’INFLUENCE de la puissance militaire est beaucoup plus
marquée dans une monarchie étendue que dans une petite société. Les plus
habiles politiques ont
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