Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
reconnaître l ’ élévation morale de ses préceptes et l ’ on sait l ’ admiration qu ’ eurent pour eux le Stoïcien Sénèque, qui en cite un certain nombre, et même le Néoplatonicien Porphyre [494] ; Épicure d ’ ailleurs proteste lui-même avec force contre ce qu ’ il considère comme un malentendu :« Lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler du plaisir des débauchés et des jouisseurs. » Si bien que, obligé d ’ admettre à la fois qu ’ il était hédoniste en théorie et sobre et vertueux en pratique, on en arrivait (c ’ est la constante critique de Cicéron) à l ’ accuser de contradiction et à incriminer son intelligence et l ’ acuité de son esprit plus que son caractère et ses mœurs.
p.357 En est-il bien ainsi et valait-il mieux que sa doctrine ? Épicure conçoit le plaisir tout autrement que les cyrénaïques, et il est sur ce point en controverse ouverte avec eux. En premier lieu, Épicure n ’ admettait qu ’ un seul plaisir, celui que l ’ on sent avec évidence ; le plaisir corporel, qu ’ il appelait plaisir de la chair ou plaisir du ventre. « Je ne puis concevoir le bien, disait-il, si je supprime les plaisirs du goût, ceux de l ’ amour, ceux des sons, ceux des formes visibles [495] . » Il supprimait les prétendus plaisirs de l ’ esprit qu ’ admettaient les Cyrénaïques. Sans doute il y a une joie qui appartient à l ’ âme ; mais cette joie n ’ est jamais que le souvenir ou l ’ anticipation des plaisirs du corps ; aucune joie ne viendrait de l ’ amitié, par exemple, si l ’ on ne considérait l ’ ami comme une promesse de sécurité et une sorte de garantie contre la souffrance ; la joie intellectuelle est celle de l ’ atomiste dont la théorie supprime la crainte des souffrances corporelles qui, d ’ après les fausses croyances, nous attendent après la mort.
En second lieu, ce plaisir du ventre n ’ est pas tel que l ’ imaginent les Cyrénaïques, un mouvement et une agitation. Il suffit de considérer que l ’ homme, au début de sa vie et lorsque ses inclinations n ’ ont pas été dépravées, ne recherche le plaisir que lorsqu ’ il ressent un besoin ou une douleur, faim ou soif ; dès que la douleur a disparu, il ne cherche plus rien. Il s ’ ensuit que le plus haut degré du plaisir, tel qu ’ il est déterminé par la nature, n ’ est que la suppression de la douleur. Une fois la douleur supprimée, le plaisir peut être varié mais non pas augmenté ; on peut apaiser sa faim avec des mets très différents, l ’ apaisement de la faim restera toujours le plus haut plaisir que l ’ on puisse atteindre. Entre le plaisir et la douleur il n ’ est pas d ’ état indifférent. Tel est le souverain bien épicurien que l ’ écrivain chrétien Lactance déclarait être l ’ idéal d ’ un malade qui attend du médecin sa guérison [496] .
De fait il est fort probable que cette conception si inattendue p.358 du plaisir corporel est en rapport avec ce que nous savons de la délicate santé d ’ Épicure ; et lorsqu ’ il nous dit que le vrai plaisir est un plaisir en repos (καταστηματική ηδονή), il faut entendre sans doute par là cet heureux équilibre du corps (σαρκος ευ̉στάθεια), en quoi consistent la santé et l ’ apaisement des besoins naturels satisfaits. Mais cet idéal même nous indique une règle d ’ action.
« Tout plaisir, dit Épicure, est par sa nature propre un bien ; mais tout plaisir n ’ est pas choisi par la volonté ; de même toute souffrance est un mal, mais toute souffrance n ’ est pas volontairement évitée [497] . » Ceci va, et peut-être avec intention, contre un principe fondamental du stoïcisme :« Le bien est toujours choisi par la volonté [498] » . Cette notion commune renversait l ’ hédonisme à moins qu ’ il n ’ admît cette licence sans frein que lui prêtent ses adversaires ; sinon, il fallait nier ce prétendu principe de sens commun. Épicure suit peut-être ici les Cyrénaïques . il distingue la fin, objet de l ’ inclination immédiate. de l ’ objet, de la volonté réfléchie, comme, ceux-ci distinguaient la fin ou plaisir, du bonheur, fait de l ’ ensemble des plaisirs. L ’ inclination nous porte au plaisir ; la réflexion, aidée par l ’ expérience, doit peser les conséquences de chaque plaisir ; nous délaissons alors les
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