Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
plaisirs dont vient un surplus de peines, comme nous supportons des souffrances dont nous tirerons un plus grand plaisir.
La pensée réfléchie intervient encore pour calmer et supprimer les désirs qui, étant impossibles à satisfaire, engendrent de nouvelles douleurs. hachant en effet que le plus haut degré du plaisir est la suppression de la douleur, nous pouvons déterminer plusieurs catégories de désirs, les désirs naturels et nécessaires, dont la satisfaction est indispensable : tels le désir de manger ou de boire ; les désirs naturels et non nécessaires qui se rapportent à des objets qui varient seulement la satisfaction p.359 du besoin, par exemple le désir de manger d ’ un certain mets, dont la satisfaction par hypothèse n ’ ajoute rien au plaisir ; les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, mais vides, tels que le désir d ’ une couronne ou d ’ une statue. Le sage est celui qui sait que le plus haut degré de plaisir peut être atteint par la satisfaction du premier genre de désirs et qui, « avec un peu de pain et d ’ eau, rivalise de félicité avec Jupiter » . Cette pensée rend le sage à peu près indépendant des circonstances extérieures, puisque ses besoins sont réduits à si peu [499] . Le désir, on le voit, trouve sa règle et sa borne non dans une volonté qui s ’ oppose à lui, mais dans le plaisir même, compris comme il doit l ’ être.
Mais l ’ Épicurien ne peut méconnaître que la douleur, pure passion, atteint l ’ homme en dehors de toute prévision et de toute volonté. Comment maintenir inaltéré le bonheur du sage, où le bien dépend du hasard des impressions successives, sans que nous puissions y opposer aucune volonté ? C ’ est d ’ abord par des aphorismes tels que ceux-ci :« Une douleur forte est brève ; une douleur prolongée est faible : » Mais c ’ est surtout en équilibrant la douleur actuelle par la représentation des plaisirs passés et par l ’ anticipation des plaisirs futurs. La représentation d ’ un plaisir passé est elle-même un plaisir, tel est le postulat épicurien qui a été si âprement contesté par les adversaires ; et Plutarque demande si le souvenir d ’ un plaisir passé n ’ aggrave pas notre peine actuelle. Il semble pourtant que cette vie de souvenirs et d ’ espoirs a été celle qui a procuré le calme à Épicure vieilli et malade : sur le point de mourir il écrit à Idoménée :« Je vous écris à la fin d ’ un heureux jour de ma vie : mes maladies ne me laissent pas et elles ne peuvent plus augmenter ; à tout cela j ’ oppose la joie qui est dans mon âme au souvenir de nos discussions passées [500] . » Par cette espèce d ’ exercice d ’ imagination auquel nous invite Épicure, le sage p.360 se crée des joies permanentes parmi lesquelles il faut mettre au premier rang celles de l ’ amitié.
Inversement le souvenir des peines et surtout l ’ appréhension des peines ou la crainte sont eux-mêmes des peines présentes. On sait comment Épicure lutte contre celles de ces craintes qui engendrent les plus grands maux parmi les hommes, la crainte des dieux et la crainte de la mort ; les dieux bienheureux ne sont pas à craindre, et la mort non plus, si l ’ âme est mortelle ; car alors la mort n ’ est rien pour nous, puisque nous devrions sentir pour en souffrir. Pour bien apprécier cette attitude d ’ Épicure, il faut savoir qu ’ il avait à lutter non seulement contre ceux qui craignaient la mort comme le plus grand des maux, mais contre les pessimistes qui l ’ appelaient de leurs vœux et trouvaient avec Théognis que « le meilleur est de ne pas naître mais au moins, une fois nés, de passer le plus vite possible les portes de l ’ Achéron [501] » . Le néant ne doit pas être plus désiré que craint.
On voit que la morale d ’ Épicure est une série de recettes ou d ’ exercices qui empêchent notre pensée de divaguer et de nous emporter à notre détriment au delà des bornes fixées par la nature. On voit alors la liaison intime qu ’ il y a entre les deux motifs de pensée que nous distinguions : si la recherche du plaisir est définie comme il faut, elle implique tous ces exercices de pensée, méditation sur la borne naturelle des désirs, calcul des plaisirs, représentation des plaisirs passés ou futurs dont le côté négatif, en quelque sorte, est l ’ ataraxie de l ’ âme.
En cet
Weitere Kostenlose Bücher