Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
entre l ’ hédonisme et le cynisme, où le plaisir, bien pour le premier et mal pour le second, et la peine, mal du premier et bien du second, deviennent l ’ un et l ’ autre indifférents. La prudence et la justice sont les seuls biens, et le monde, la seule cité que reconnaît le sage. Mais Théodore, surnommé l ’ athée, est surtout connu pour avoir nié l’existence des dieux et p.367 inspiré, dit-on, Épicure ; nous ne savons rien de son argumentation contre les dieux ; mais le fait suffit pour nous faire voir combien son cosmopolitisme devait être différent du cosmopolitisme religieux des Stoïciens.
Un pareil enseignement, tout fait de thèmes populaires, sans appareil technique compliqué, étranger à toute culture scientifique, plus désireux d ’ influence immédiate que d ’ une recherche patiente de la vérité, aboutit à une forme littéraire qui obtiendra le plus grand succès, c ’ est celle du discours philosophique ou diatribe, sorte de sermon où l ’ orateur présente à l ’ auditoire, en un style élégant et fleuri, le fruit de sa sagesse. Nous connaissons assez bien celles d ’ un élève de Théodore, Dion de Borysthènes, dont un auditeur, Télès, rédigea des résumés qui nous ont été conservés par Stobée. Nulle doctrine systématique précise d ’ ailleurs chez ce Bion, qui avait d ’ abord été l ’ élève du cynique Cratès, puis, après l ’ enseignement de Théodore, avait reçu celui de Théophraste [511] .
Par la forme littéraire, la diatribe de Bion est le contre-pied des ouvrages didactiques des Stoïciens, avec leurs raisonnements squelettes et leur terminologie déroutante. Elle n ’ est pourtant pas non plus le discours suivi, fait de périodes, à la manière des rhéteurs et des sophistes ; elle a gardé quelque chose de la discussion dont elle est issue (diatribe, chez Platon, désigne le dialogue socratique) ; elle s ’ adresse directement à l ’ auditeur qu ’ elle veut convaincre ou réfuter, par des questions courtes et passées. « Homme, est censée dire la Pauvreté, pourquoi m ’ attaquer ? T ’ ai-je privé d ’ un bien véritable ? De la tempérance ? De la justice ? Du courage ? Manques-tu du nécessaire ? Les chemins ne sont-ils pas pleins de fèves et les sources pleines d ’ eau ? » Un interlocuteur fictif prend même parfois la parole pour faire des objections ; tel celui qui se plaint de son sort :« Tu commandes, dit-il, et moi j ’ obéis ; p.368 tu uses de beaucoup de choses, et moi de peu. » Mais à côté de ces passages qui sont comme une discussion stylisée, il y en a d ’ autres, plus oratoires, où la pensée s ’ épand en images : il en est qui sont restées célèbres et seront reprises à satiété :« Comme le bon acteur joue bien le rôle que le poète lui assigne, l ’ homme de bien doit jouer comme il faut celui que lui assigne la Fortune. La Fortune est comme un poète qui donne tantôt un premier rôle et tantôt un rôle secondaire, tantôt celui d ’ un mendiant » , ou encore : « Comme nous quittons une maison, dont le loueur a enlevé la porte et le toit, a bouché le puits, ainsi je quitte ce pauvre corps ; lorsque la nature qui me l ’ a prêté m ’ enlève yeux, oreilles, mains et pieds, je ne le supporte pas, mais, comme je quitte un banquet, sans m ’ irriter, ainsi, je quitte la vie, lorsque l ’ heure est venue. » Enfin, Bion emploie l ’ anecdote édifiante, la chrie ou l ’ apophtegme, qu ’ il emprunte aux héros du cynisme, Diogène et Socrate en particulier. Tout cela réuni forme ce genre de discours qu ’ Ératosthène appelait « la philosophie en manteau brodé » , parce qu ’ il est fait de tous les genres, discussion, anecdote, discours.
La diatribe est faite de mille variations sur un même thème : la Fortune (Tyché) a distribué aux hommes leurs sorts d ’ une manière souveraine et incompréhensible pour eux, sans aucune trace de providence ; le bonheur consiste à être satisfait de son sort (αυ̉τάρχεια) et à se plier à toutes les circonstances, comme le navigateur obéit aux vents : sorte de sagesse résignée qui aboutit à l ’ impassibilité, qui renonce à comprendre le secret des choses ou même à admettre qu ’ elles aient un secret, qui renonce donc à agir sur elles, et qui cherche à s ’ en rendre tout à fait indépendant grâce à la disposition intérieure de l
Weitere Kostenlose Bücher