Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
’ apparence sont suffisants dans la vie journalière ; « les sceptiques ne détruisent pas les apparences » [625] ; et il suffit que le miel nous paraisse nous adoucir le goût (sans que l ’ on cherche s ’ il possède ou non la qualité p.435 de douceur) pour que l ’ on sache s ’ il faut ou non en manger. Les sceptiques ont donc eux aussi un critère, c ’ est « l ’ observation quotidienne » qui prend une quadruple forme, qu ’ on se laisse guider par la nature, o u conduire par la nécessité des passions, ou qu ’ on règle sa conduite sur la tradition des lois et des coutumes, ou enfin qu ’ on employe les procédés techniques des arts. Dans tous ces cas, l ’ esprit se laisse aller, en réagissant le moins possible, à la contrainte des choses. De là la théorie positive du signe qui est essentiellement celle d ’ un médecin (Sextus est un Médecin de la secte méthodique) [626] habitué à l’ observati o n. Il fait la déclaration suivante :« Nous ne combattons pas contre le sens commun et nous ne bouleversons pas la vie, comme on nous en accuse par calomnie ; si nous supprimions toute espèce de signes, nous combattrions contre la vie et contre les hommes. » Il est en effet deux espèces de signes, le signe indicatif employé par les dogmatiques qui prétendent conclure des apparences à des choses qui nous sont cachées par nature, telles que les dieux, les atomes, et le signe commémoratif qui nous rappelle seulement une autre chose qui a été plusieurs fois observée, avec celle que l ’ on observe actuellement. « Dans les choses qui apparaissent, il y a une suite observable d ’ après laquelle l ’ homme, se rappelant après quelles choses, ou avant quelles choses, ou avec quelles choses est observée telle autre, il se souvient de celles-là en observant celle-ci. » En ce sens, la notion de conséquence distingue l ’ homme de la bête [627] .
Nous voyons ainsi affleurer dans la philosophie quelque chose de ces méthodes techniques, pratiques, positives qu ’ emploient les arts tout à fait indépendants de la philosophie ; ces arts émancipés se justifient par eux-mêmes, sans être définis, ainsi que chez les Stoïciens, comme un degré inférieur d ’ une prétendue science qui n ’ a aucun droit à l ’ existence.
VIII. — LA RENAISSANCE DU PLATONISME AU IIe SI È CLE
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p.436 De multiples raisons, à partir du I I e siècle, ont fait succomber le stoïcisme devant le platonisme. Ce changement a d ’ abord un aspect social indéniable. Dans la romanesque Vie d ’ Apollonius de Tyane , de Philostrate (V, 32-35) nous voyons s ’ affronter devant Vespasien le Stoïcien Euphrate, ami de la liberté et de la démocratie, conseillant à l ’ empereur de se démettre, et le héros du livre, le Pythagoricien et Platonicien Apollonius de Tyane, conservateur, ami du régime impérial, où il voit avant tout la garantie de la fortune assise et des libertés locales ; Euphrate, le représentant de « la philosophie conforme à la nature » , opposé à celui de la philosophie qui se prétend d’ « inspiration divine » . Les philosophes néoplatoniciens se recrutent dans les classes aisées et cultivées ; là, nulle vocation qui fasse d ’ un esclave un philosophe ; nul succès populaire, non plus, comme celui qu ’ avaient connu les maîtres du stoïcisme. Un cercle de gens distingués dans une petite ville, comme celui que nous voyons apparaître dans les œuvres de Plutarque de Chéronée, un milieu fermé de gens instruits, comme l ’ école de Plotin à Rome au II I e siècle ; à la fin du V e et au V I e siècle, des païens de bon ton qui se réunissent pour maintenir vivante la tradition de l ’ hellénisme, voilà les milieux naturels de cette pensée. La politesse raffinée des Platoniciens que l ’ on voit apparaître chez Lucien fait contraste avec la grossièreté qu’il prête aux autres philosophes [628] . Ici la philosophie exige une lente et laborieuse initiation, et, en ses sommets, elle ressemble plutôt à des confidences que l ’ on cache au vulgaire qu ’ à des vérités de sens commun.
C ’ est un autre milieu, mais c ’ est aussi un autre univers et une autre conception de la destinée. « En si peu de temps que p.437 ce soit, dit Sénèque du sage Stoïcien, il concentre des biens éternels [629] . » A cette unité de la vie morale, toute ramassée en elle-même,
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