Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
cultivés, comme saint Augustin, comme saint Grégoire de Naziance qui s’en font les très ardents défenseurs, tandis que d’autres, tels des latins comme Tertullien ou saint Hilaire, sont partisans de la voie courte et ne sentent nullement la nécessité de cette éducation ou même la critiquent formellement. Mais la divergence de vue à ce sujet n’est pas plus grande chez les chrétiens qu’elle ne l’a été chez les païens après Aristote ; dès qu’a paru la sagesse cynique ou stoïcienne, les sciences philosophiques, qui étaient pour Platon la seule voie d’accès vers la connaissance des réalités véritables, deviennent soit de simples auxiliaires ou servantes de la sagesse, incapables de comprendre par elles-mêmes leurs propres principes, soit même (chez les Cyniques ou les Cyrénaïques) des parures inutiles dues à l’orgueil humain.
p.493 Ainsi il y a, dans les premiers siècles de notre ère, un régime mental commun à tous : le fond en est le sentiment d’une coupure entre l’éducation moyenne, universellement accessible, et la vie religieuse, que l’on n’atteint que par des méthodes fort différentes de l’exercice normal de la raison, qu’il s’agisse de l’éducation morale du Stoïcien, de l’intuition plotinienne ou de la foi chrétienne en la révélation.
De ce régime, le christianisme n’est nullement l’auteur ; il l’accepte comme un état de fait ; nous verrons aussi au cours de cette histoire, qu’il n’a jamais réagi contre lui, et que la révolution intellectuelle qui y a mis fin, au moment de la Renaissance occidentale, provient d’une inspiration tout autre que l’inspiration chrétienne. Il n’y a pas en tout cas, pendant les cinq premiers siècles de notre ère, de philosophie chrétienne propre impliquant une table des valeurs intellectuelles foncièrement originale et différente de celle des penseurs du paganisme.
Reste à voir jusqu’à quel point l’on peut dire que le christianisme a rénové notre vision de l’univers. Il serait dangereux de confondre ici le christianisme même avec l’interprétation qu’on en donne après beaucoup de siècles écoulés. Le christianisme, à ses débuts, n’est pas du tout spéculatif ; il est un effort d’entr’aide à la fois spirituelle et matérielle dans les communautés. Mais, d’abord, cette vie spirituelle n’est pas du tout particulière au christianisme : le besoin de vie intérieure, de recueillement est ressenti dans tout le monde grec bien avant le triomphe du christianisme ; la conscience du péché et de la faute s’exprime en des formules populaires chez les historiens ou les poètes [695] ; la pratique de l’examen de conscience, celle de consultations spirituelles qui sont de véritables confessions sont fréquentes au début de notre ère. De plus, il s’en faut bien que cette pratique et cette vie spirituelles aient changé p.494 quoi que ce soit à l’image de l’univers qui résultait de la science et de la philosophie grecques : monde unique et limité, géocentrisme, opposition de la terre et du ciel, tout cela persistera jusqu’à l’époque de la Renaissance ; au cosmos grec se juxtapose la vie spirituelle des chrétiens sans que naisse une notion nouvelle des choses ; à l’intérieur de la vie spirituelle sans doute, s’introduit (et encore nous verrons avec quelle restriction) cette notion de crise imprévisible, d’initiative absolue que la cosmologie grecque avait essayé d’effacer ; mais ce sentiment de l’histoire et de l’évolution ne se réalisera en une conception d’ensemble des choses que grâce à l’expérience infiniment accrue de l’homme dans le temps et dans l’espace, grâce à la refonte méthodique de cette curiosité grecque, que blâmaient déjà les Stoïciens.
Nous espérons donc montrer, dans ce chapitre et les suivants, que le développement de la pensée philosophique n’a pas été fortement influencé par l’avènement du christianisme, et, pour résumer notre pensée en un mot, qu’il n’y a pas de philosophie chrétienne.
Nous ne prétendons pas pourtant, dans les lignes qui suivent, faire une histoire même résumée de la dogmatique chrétienne aux premiers siècles ; des noms importants manqueront dans ce chapitre, parce qu’il étudie le christianisme, non, pas en lui-même, mais en son rapport avec la philosophie grecque.
II. — SAINT PAUL ET L’HELLÉNISME
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La pensée chrétienne
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