Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
intelligence à rechercher les causes des choses, ils ont, eux, connu Dieu, et ont trouvé en lui la cause de l’univers, la lumière de la vérité, la source de la félicité [724]. Ce qui leur manque ce n’est donc pas l’idée du but qu’il faut atteindre, mais celle de la voie par laquelle on y arrive, le Christ. On connaît les paroles des Confessions à propos de sa lecture des néoplatoniciens : « J’y ai lu, non pas en ces termes, à la vérité, que dans le principe était le Verbe, et que le Verbe était auprès de Dieu et que le Verbe était Dieu, que le Verbe n’est issu ni de la chair, ni du sang, ni de la volonté d’un homme, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu ; mais je n’y ai pas lu que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous..., qu’il s’est luimême abaissé en prenant la forme d’un esclave, et qu’il s’est humilié en se rendant obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur la croix [725]. »
Cette opposition du médiateur platonicien et du Christ revient souvent dans la pensée de saint Augustin. Le Christ est médiateur non pas parce qu’il est le Verbe ; le Verbe, immortel et suprêmement heureux, est bien loin des malheureux mortels ; p.513 il est médiateur parce qu’il est homme ; il n’est pas, comme chez les philosophes, un principe d’explication physique ; il est celui qui délivre l’homme en se faisant homme lui-même ; cette incarnation est un événement dont le caractère passager fait contraste avec l’ordre éternel qui fixe éternellement la place de l’intermédiaire entre Dieu et l’homme. Et c’est pourquoi le médiateur divin ne peut être, comme l’a cru Apulée, un démon ou un ange, puisqu’il est de leur nature d’être heureux et immortels et surtout puisque, chez lui, l’intermédiaire est destiné à séparer Dieu du monde plus qu’à l’y unir, à isoler Dieu de la souillure des choses mortelles plutôt qu’à en sauver l’homme [726].
Ces citations suffisent peut-être à montrer combien, malgré sa sympathie pour eux, saint Augustin est loin des Platoniciens. On le voit mieux encore, lorsqu’il arrive à des thèses fondamentales dans l’hellénisme, l’éternité des âmes et l’éternité du monde. A propos de la première, il dit : « Pourquoi ne pas croire plutôt à la divinité en des matières qui échappent aux recherches de l’esprit humain ? » Contre l’éternité des révolutions périodiques de l’univers, il n’a d’autres raisons que des raisons religieuses : « Comment est-ce une vraie béatitude, celle en l’éternité de laquelle on ne peut croire, s’il y a toujours retour des mêmes misères ? Et d’autre part, le Christ n’est mort qu’une fois [727]. » On sent dans ces jugements une sorte d’ardeur affective qui est, en effet, la marque du saint : comme il a subordonné le prétendu ordre rationnel des choses aux besoins de la vie religieuse, ainsi il a justifié contre les Stoïciens, toutes les passions de l’âme humaine ; désir, crainte, tristesse peuvent venir de l’amour du bien et de la charité, et ne sont pas en eux-mêmes des vices. C’est la chute du rationalisme moral en même temps que celle du rationalisme philosophique.
Aussi ne peut-on parler qu’avec beaucoup de précautions et de p.514 réserves du platonisme de saint Augustin. Après ne pas avoir marchandé, dans ses premiers écrits, les éloges aux Platoniciens, au point de dire qu’ils sont les seuls philosophes et que philosophie et religion ont un même objet, le monde intelligible, qui peut être découvert par deux moyens, soit par la raison soit par la foi [728], il revient sur cet éloge dans ses Rétractations : « L’éloge que j’ai fait de Platon et des Platoniciens me déplaît et non sans raison, surtout parce que la doctrine chrétienne a à être défendue contre de grandes erreurs de leur part [729]. »
La spiritualité augustinienne est très loin de celle de Plotin ; que l’on compare les fameux passages du traité Sur la Trinité rappelés à Descartes par ses contradicteurs, où il est parlé de la science interne par laquelle nous savons que nous sommes et que nous vivons, aux passages de Plotin sur les hypostases qui se connaissent elles-mêmes [730] ; on verra combien cette connaissance de soi a un sens différent chez les deux auteurs ; chez saint Augustin, elle est une connaissance qui échappe à toutes les raisons de douter
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