Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
qu’elle-même » [752].
Entre ces deux thèmes, nulle parenté : d’une part un ensemble de formules, discutées par conciles et synodes, comme on discuterait des formules juridiques ; d’autre part, une spiritualité libre, où la connaissance n’est pas bornée par la foi, mais toujours orientée vers la pleine connaissance de Dieu. Le grand paradoxe du Moyen âge est précisément d’en affirmer la solidarité : comprendre la vérité sur Dieu ne saurait être autre chose que comprendre les vérités de la foi ; la raison, au sens d’une intelligence illuminée, doit consommer la foi.
L’esprit du temps se manifeste en particulier en des œuvres sur la manière d’instruire les clercs, telles que le De Institutione Clericorum de Rhaban Maur (776-856), abbé du monastère de Fulda en 822. Le III e livre de cet ouvrage, qui est une compilation des trois derniers livres de la Doctrine chrétienne de saint Augustin, ramène, directement ou indirectement, toute science à la connaissance des vérités de la religion, renfermée dans la science des écritures. « Le fondement et la perfection de la sagesse, écrit Rhaban Maur, c’est la science des saintes écritures. » (Livre III, ch. II). Et la production littéraire du temps est faite avant tout d’innombrables commentaires portant sur l’Ancien Testament (surtout l’œuvre des six jours), sur les Évangiles et les Épîtres : commentaires qui ne font d’ailleurs que répéter p.536 et amplifier ceux des grands docteurs des siècles précédents, saint Hilaire ou saint Augustin.
Les règles de ce commentaire se rattachent, par l’intermédiaire des pères grecs et latins, au commentaire allégorique de Philon : c’est dire qu’il n’est aucune connaissance, d’ordre scientifique ou philosophique dont il ne puisse avoir à se servir. Rhaban Maur exige du clerc la connaissance de la pura veritas historiarum et des modi tropicorum locutionum , c’est-à-dire la distinction des cas où le récit de l’écriture doit être pris à la lettre et de ceux où il doit être interprété allégoriquement ; et il donne lui-même un long dictionnaire de toutes les interprétations allégoriques des noms des personnages de la Bible, réunissant ainsi des matériaux pour les commentaires.
Mais cela ne suffit pas ; toutes les disciplines doivent servir à cette fin, même les doctrinae gentilium qui comprennent les « arts libéraux » et la philosophie. De Boèce à Rhaban Maur, on se rend compte qu’il y a dans ces doctrines-là une tradition intellectuelle entièrement étrangère au christianisme et à l’Église. L’important pour nous est moins d’énumérer tous les débris de cette culture conservés dans ces vieilles encyclopédies que de bien se rendre compte de l’attitude de ces chrétiens vis-à-vis de cette masse de connaissances qui leur était transmise sans la clef qui pouvait servir à les pénétrer véritablement, c’est-à-dire sans les méthodes intellectuelles grâce auxquelles elles avaient été inventées.
Or cette attitude n’est pas sans ambiguïté : d’une part il y a une tendance (certainement dérivée de saint Augustin) à ramener toutes les doctrines des gentils à la même source de vérité d’où émane la révélation chrétienne : « Les vérités que l’on trouve dans les livres des savants du siècle, ne doivent être attribuées qu’à la Vérité et à la Sagesse, parce que ces vérités n’ont pas été établies dès l’abord par ceux dans les livres de qui on les lit ; mais, émanant de l’être éternel, elles ont été découvertes par eux, dans la mesure où la Vérité et la Sagesse leur p.537 ont permis de la découvrir ; et ainsi tout doit être ramené à un seul terme, aussi bien ce que l’on trouve d’utile dans les livres des gentils que ce qu’il y a de salutaire dans l’Écriture. » (Chap. II).
La méthode de la science n’est pas d’une autre nature que la méthode philologique du commentaire : il s’agit de découvrir ce que Dieu a institué dans la nature, comme le commentaire découvre ce qu’il a institué dans le livre. De là un départ entre les mauvaises sciences, qui sont « selon les institutions des hommes », (chap. XVI), c’est-à-dire le culte des idoles et les arts magiques, et les bonnes sciences qui se divisent elles-mêmes en deux classes : celles qui se rapportent aux sens corporels, l’histoire qui nous fait connaître le
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