Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
une série d’événements, dont chacun part d’une libre initiative : création et chute ; rédemption et vie future dans la béatitude. Chez les néoplatoniciens, l’on voit les moments successifs dériver d’une nécessité naturelle et éternelle : l’écart vis-à-vis du premier principe consiste en ce que la même réalité qui, dans le premier principe, était à l’état d’unité absolue, est, aux niveaux inférieurs de l’être qui découlent de lui et les uns des autres avec nécessité, dans un état de division de plus en plus grand ; et le retour consiste en ce que cette division fait, par un mouvement inverse, place à l’unité.
p.542 Mais l’opposition entre ces deux images de l’univers est bien loin d’être aussi nette que nous la présentons ici : le christianisme hellénique est incontestablement hypnotisé par le néoplatonisme ; il a une tendance (qui n’aboutit jamais complètement) à interpréter la suite des événements racontés par le mythe chrétien comme une suite de moments nécessités par la nature des choses. Depuis les Stoïciens, l’esprit grec est dominé par l’image d’une vie de l’univers alternant entre la sortie de Dieu et l’absorption en Dieu : schème dont il reste nécessairement beaucoup dans l’image de la création, de la chute et de la rédemption.
Or c’est précisément ce schème que retrouve Jean Scot ; et sa grande œuvre De Divisione naturae est une interprétation d’ensemble du théocentrisme chrétien par le théocentrisme platonicien.
Déjà dans son opuscule Sur la prédestination , son néoplatonisme apparaît clairement. Le moine Gottschalk avait soutenu l’existence d’une double prédestination, celle des élus et celle des réprouvés ; de même qu’une prédestination divine faisait parvenir les élus à la justification et à la vie éternelle, l’autre forçait les réprouvés à tomber dans l’impiété et dans les supplices éternels [756]. On en déduisait que l’orthodoxie et les bonnes œuvres étaient inutiles et que Dieu forçait certains hommes à pécher. Rhaban Maur, puis Hincmar, évêque de Reims, virent le danger pour l’Église ; et Hincmar, non content d’avoir fait condamner Gottschalk par le synode de Chierzey (849), invita Jean Scot à écrire contre lui.
Jean commença par poser, avec saint Augustin, que la vraie philosophie est la vraie religion [757] et, de fait, c’est par des spéculations sur l’essence divine qu’il réfute Gottschalk : la double prédestination est avant tout contraire à l’unité de l’essence divine ; une seule et même cause ne peut produire deux p.543 effets contraires ; et si Dieu, selon Gottschalk, produit en l’homme la justification, il ne peut produire en lui le péché. D’autre part, Dieu, étant la suprême essence, est cause seulement du bien, qui est une réalité, et il ne peut être cause du péché, qui est un simple néant. On le voit, Jean Scot a retrouvé chez saint Augustin deux principes essentiels du néoplatonisme, Dieu est identique au Bien, et le mal n’est pas une réalité positive.
Le De Divisione naturae suit le rythme de la philosophie néoplatonicienne [758] ; la procession de Dieu à la créature, puis le retour de la créature à Dieu : de Dieu principe à Dieu fin en passant par la nature. Il est manifeste que c’est surtout Maxime le Confesseur qui lui suggère l’idée de ce rythme : c’est l’interprète de Denys qu’il cite pour montrer dans l’état de l’homme après le péché la limite extrême de la division et de l’écart des choses du premier principe, tandis que la rédemption sera suivie de l’union finale des êtres les uns avec les autres et avec Dieu. Ne remarque-t-il pas d’ailleurs expressément que cette manière de comprendre la rédemption, comme début d’une résorption totale en Dieu, « a été traitée par fort peu » et qu’il n’y a chez les Pères que des indications éparses ?
Ce rythme ne fait que marquer la division de la nature selon toutes les différences logiques, comme si le développement de la réalité n’était pas autre chose que la division logique d’un genre en ses espèces. Il y a d’abord la nature qui crée et qui n’est pas créée ; c’est Dieu comme principe des choses ; puis la nature qui est créée et qui crée ; c’est le Verbe issu du principe et qui produit le monde sensible ; ensuite vient la nature qui est créée et qui
Weitere Kostenlose Bücher