Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
fait toujours ce qu’il doit ; enfin les essences sont vraies, en ce sens que les choses ont toujours l’essence que Dieu a voulu qu’elles aient, et sont ce qu’elle doivent être. La notion de vérité se réfère donc, dans tous les cas, à une règle suprême éternellement subsistante, vérité qui n’est pas rectitude parce qu’elle doit être quelque chose mais parce qu’elle est, et à laquelle se réduisent toutes les autres. Impossible d’exprimer plus nettement ce rationalisme théocentrique, que nous avons vu naître avec le stoïcisme et le néoplatonisme, où la raison, transcendante aux vérités particulières, n’est point la méthode immanente qui les découvre, mais la réalité éminente et unique dont elles sont comme les aspects. Il est visible dans ce traité, comme dans toute l’œuvre de saint Anselme, que le contraste entre foi et intellect c’est avant tout le contraste entre deux manières de présenter le théocentrisme, d’une part le Dieu chrétien du salut, d’autre part le monde intelligible et transcendant du néoplatonisme. : l’un tout autant que l’autre fait tendre la raison humaine vers une région où son exercice normal est impossible, et où elle doit se convertir en vision.
Mais l’on se rappelle la divergence profonde qu’il y a entre ces deux théocentrismes : d’une part le drame divin du christianisme avec son univers discontinu, dont les événements, création, péché, rédemption sont dus à des initiatives imprévisibles d’être libre ; d’autre part, un univers d’un seul tenant, sans histoire, dont l’ordre est éternel et invariable ; divergence en particulier visible dans l’incarnation qui lie deux natures, la divine et l’humaine, que le platonisme sépare, et qui introduit dans l’univers une loi radicalement nouvelle. Or, dans le Cur Deus homo , saint Anselme applique sa méthode du fides quaerens intellectum au dogme même de l’incarnation ; il veut faire voir le caractère nécessaire et rationnel de la mort du Christ ; ne sût-on rien de la mort de Jésus, la raison doit p.564 confesser que les hommes ne peuvent être heureux que si un homme-dieu apparaît et meurt pour eux ; car seul un dieu peut donner satisfaction pour un péché qui a offensé la majesté divine. Certes Anselme, on le voit, ne réduit pas la vérité chrétienne à une phase nécessaire d’un ordre éternel ; il y introduit cependant, une fois le péché supposé, une sorte de nécessité rationnelle qui l’oriente vers la vision platonicienne des choses.
V. — ROSCELIN DE COMPIÈGNE
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Si différent qu’il soit du christianisme, le platonisme dut pourtant paraître à Anselme lié d’une manière nécessaire au dogme de la Trinité, lorsqu’il vit les conséquences de la doctrine de Roscelin de Compiègne. Les vues de Roscelin, que l’on résume sous l’étiquette de nominalisme, vues qui ne sont connues que par quelques rares extraits de ses contradicteurs (Anselme et Abélard), paraissent être nées de la logique de Boèce. Celui-ci, on s’en souvient, soutenait avec Simplicius, que les Catégories d’Aristote et toute la dialectique qui en est issue avaient affaire non aux choses mais aux mots en tant qu’ils signifient les choses, et l’Isagoge n’était que la classification des cinq voix ou termes par lesquels on les exprime. Roscelin n’a pas dit autre chose : toutes les distinctions qu’apporte la dialectique entre genre et espèce, substance et qualité, ne sont que des distinctions verbales, dues au discours humain ; mais il a ajouté que la seule distinction fondée en réalité était celle des substances individuelles. C’est bien ce qu’en dit Anselme dans le passage où il résume en trois articles la doctrine des dialecticiens [771] : « Les substances universelles ne sont qu’un souffle de voix ; la couleur n’est autre chose que le corps coloré ; la sagesse de l’homme n’est rien que son âme. » p.565 Roscelin veut dire que c’est seulement par le langage que nous pouvons séparer l’homme de Socrate, le blanc du corps blanc et la sagesse de l’âme, mais que l’homme dont nous parlons est en réalité Socrate, le blanc est un corps blanc, et la sagesse une âme sage. Ce n’est pas seulement la division des choses d’après les voix et les catégories, c’est même la division d’un corps en parties corporelles, qui d’après Abélard paraît à Roscelin tout à fait arbitraire et
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