Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
usage, qu’elle peut servir au salut et à la conversion des infidèles ; il ne s’agit p.559 en rien du développement autonome et pour soi de la raison.
Pourtant sa méthode même (et tout à fait indépendamment du but qu’il veut attendre) implique, sur la nature de la raison, des conclusions de portée universelle, indépendantes de la matière qu’il traite. Dans le Monologium d’abord, il retrouve la méthode platonicienne qui conclut, pour chaque catégorie de choses semblables perçues par les sens et la raison, à l’existence d’un modèle auquel elles participent toutes, en tant que semblables. Toute l’œuvre pourrait porter pour épigraphe le théorème fondamental des Eléments de théologie de Proclus (cf. p. 477) : « Un terme présent à tous les termes d’une série ne doit être ni en l’un d’eux ni en eux tous, mais avant eux. » De même saint Anselme voit que les choses bonnes sont telles par une essence commune, le bien, qui est bon par lui-même et qui est donc souverainement bon. On arrive ainsi, pour chaque catégorie de qualités qui comportent dans l’expérience des degrés en plus et en moins, à un souverainement grand par lequel les choses sont grandes, à un être absolu par lequel elles sont, à un souverainement juste par lequel il y a des choses justes. On démontre que c’est la même réalité qui est désignée par ces termes, puisqu’il ne peut y avoir qu’une seule nature suprême.
Ainsi la dialectique mène de la multiplicité imparfaite à une réalité unique et parfaite, du per aliud au per se . De plus cet être par soi, s’il existe, existe de lui-même ( ex se ) ; car s’il avait une cause, il serait inférieur à cette cause. Enfin l’univers vient de lui et il l’a créé ou produit de rien, mais d’une manière raisonnable, ce qui serait impossible s’il n’y avait pas dans sa pensée « quelque chose comme un exemplaire de la chose à faire, ou, comme l’on dit mieux, une forme, une ressemblance ou une règle » ; c’est le Verbe de Dieu qui lui est identique : toutes les choses créées sont dans le Verbe, comme l’œuvre existe dans l’art, non seulement quand elle est produite. mais avant son existence et après sa disparition.
Il est aisé de démêler dans la pensée du Monologium deux p.560 éléments qui n’arrivent point à se pénétrer : d’une part la dialectique platonicienne qui est une méthode générale consistant à procéder du sensible à l’intelligible, de la diversité à l’unité, du per aliud au per se ; d’autre part une transformation de cette méthode en une métaphysique religieuse, en suite de quoi l’être per se est défini comme le Dieu créateur ex nihilo de la Genèse, et le monde intelligible comme son Verbe. Confusion qui s’explique certes par le Timée lui-même, avec son démiurge et son exemplaire, et par tous ceux qui, depuis Philon jusqu’à saint Augustin, l’ont propagée, mais qui ne se justifie en aucune manière.
Le Monologium avait déterminé ce que la raison sait de Dieu, s’il existe. Le Proslogium (chap. II et III) démontre son existence par un unique argument, qui a immortalisé le nom de saint Anselme. Voici la page : « Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé ( quo nihil majus cogitari possit ). Est-ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’est pas ? Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé, comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est être dans l’intelligence, autre chose exister... Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé ».
Cette preuve, loin de partir de la méditation de la providence visible à travers la nature, part de la méditation sur Dieu, telle que saint Augustin en avait donné le modèle [768] : « Nulle p.561 âme, avait-il dit, n’a
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