Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
reconnaissons non pas, comme on l’a dit quelquefois, le manichéisme, mais plutôt la doctrine des Gnostiques : le monde a été créé par un mauvais principe, un démiurge qui est en même temps l’auteur de la loi mosaïque ; l’âme est d’origine céleste ; ange déchu, elle est punie par la vie terrestre ; de cette âme, il faut distinguer l’âme comme simple principe vital, qui, ainsi que l’âme des animaux, périt avec le corps. Le Christ, venu pour sauver les âmes, n’a pas du tout la nature humaine ; son corps n’est qu’une simple apparence. Il n’a institué aucun des sacrements, dont la prétendue nécessité pour le salut fait la force de l’Église. La vie chrétienne tend seulement à un état de pureté où l’âme, complètement délivrée du péché, incapable de mal faire, n’est plus la prisonnière du mal ; les purs ou Cathares sont ceux qui sont arrivés à cet état.
L’indépendance religieuse, que les Albigeois réclamaient, cadrait avec l’indépendance politique que les maîtres du Midi p.600 de la France, les comtes de Toulouse, voulaient se donner. On sait comment une croisade, ordonnée par Innocent III et marquée par des cruautés sans nom (1207-1214) mit fin à la fois à l ’ hérésie et à la puissance des comtes.
Parmi les doctrines condamnées au concile de Latran, se trouve celle de Joachim de Flore, abbé du monastère de Saint-Jean à Fiore en Calabre (1145-1202). Jésus dit, en l ’ Évangile de Jean (XIV, 16) : « Je prierai mon Père qui vous donnera un autre Consolateur (Paraclet) afin qu ’ il reste éternellement parmi vous. » Ce Paraclet est, pour Joachim, le Saint-Esprit ; et ce verset marque les trois périodes de l ’ histoire du salut ; la loi mosaïque, période du Père, qui est le passé et préfigure l ’ Église chrétienne ; l ’ Église, qui est le présent, préfigure le règne de l ’ Esprit qui est le futur et que Joachim annonce en des visions apocalyptiques, où il représente l ’ Église transformée et spiritualisée en une ère nouvelle qui doit commencer en 1260. Ainsi naît l ’ idée d ’ un Évangile éternel, qui donne le sens spirituel et définitif de l ’ Évangile du Christ ; cette idée persistera jusqu ’ au XI V e siècle dans les milieux franciscains [807] .
Entre les idées de Joachim et celles des Vaudois ou des Albigeois, il y a certes une parenté, le désir de faire naître un ordre spirituel nouveau, différent de l ’ ordre actuel. Mais l ’ opposition est grande : les Joachimites voient dans l ’ Évangile éternel la consommation du christianisme, attendue pour l ’ avenir ; ils ont le sens de la continuité historique. Les Cathares nient simplement le rôle de l ’ Église, et considèrent que l ’ ordre spirituel nouveau est dès maintenant réalisé par les purs ou parfaits, initiés à leur origine divine. Progrès d ’ un côté, révolution brusque de l ’ autre [808] .
La doctrine d ’ Amaury de Bène, maître en théologie à Paris qui mourut en 1207, bien que très différente de celle des p.601 Albigeois, conduit à la même attitude pratique : les Albigeois retrouvent le drame du salut, tel qu ’ il avait été dépeint par les gnostiques, la délivrance de l ’ âme, essence divine prisonnière du mal ; nul drame de ce genre chez Amaury. Il enseignait que chaque homme est un membre du Christ ; d ’ après les commentaires de ses disciples, il voulait dire que la seule réalité qui existât, éternellement identique à elle-même, c ’ était Dieu ; et que le salut ne consiste en rien que dans la science ou connaissance que Dieu est toutes choses : rien de semblable à la foi et à l ’ espérance, qui sont des attentes d ’ un meilleur sort ; rien de la crainte de l ’ Enfer ou des espoirs du Paradis ; nulle croyance que Dieu soit spécialement présent dans le Christ ou dans l ’ hostie, puisqu ’ il est partout et que toutes les créatures l ’ incarnent ; mais, dès l ’ abord, une assurance complète que, par la révélation d ’ Amaury, est né le règne définitif de l ’ Esprit qui doit remplacer l ’ Église.
On a reconnu la ligne de pensée qui, dérivée des Stoïciens, et passant par Plotin et Denys, arrive jusqu ’ à Amaury par l ’ intermédiaire de Scot Érigène.
On voit aussi que, à cette époque, cette doctrine théorique de l ’ unité de tout être en Dieu avait assez de force pour se
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