Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
avec la Sagesse selon laquelle il le crée, l’Esprit avec la volonté par laquelle il l’administre. Dès lors, « le Père p.593 est ce qu’il est, non point par rapport au Fils (comme dans la théologie orthodoxe) mais par rapport à la créature, non point par nature mais par manière d’être » (338 d). La Trinité ne décrit plus la vie divine dans son intimité mais des relations à la créature, comme sont la charité ou la miséricorde.
Le reproche fait à Abélard est de même nature : en identifiant la Trinité à la triade puissance, sagesse et bonté, il transporte en Dieu considéré en lui-même ce qui n’est vrai qu’en Dieu considéré à l’égard de l’homme et de la créature. Cette assimilation est pourtant classique ; on la trouve chez saint Augustin et ensuite chez Bède et P. Lombard ; mais elle est dangereuse parce qu’elle fait perdre le sens du mystère. Il lui reproche aussi d’avoir cherché, avec le Timée, le motif de la création dans la « bienveillance de Dieu envers les créatures », ou de dire que le saint Esprit est une âme qui s’étend partout. « Voilà, dit-il, un théologien qui connaît mieux la chair que l’esprit et l’homme que Dieu. Il est plus clair que le jour que ces termes : être mû par une affection ou s’étendre à quelque chose, ne conviennent pas au Dieu immuable. »
VIII. — GILBERT DE LA PORRÉE
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Guillaume de Saint-Thierry est pourtant, lui aussi, forcé de reconnaître que « la doctrine de la foi ne peut repousser et rejeter complètement les noms qui lui sont apportés par les hommes ; il faut simplement les adapter un à un à ses règles ». Il indiquait ainsi le programme qu’a suivi Boèce, dans son De Trinitate et que reprend Gilbert de la Porrée, dans le Commentaire qu’il en écrit. Selon Gilbert, toutes les hérésies proviennent de ce que l’on a appliqué aux « choses théologiques » certaines règles qui ne conviennent qu’aux « choses naturelles ». Malgré toutes les précautions qu’il prend à cet égard, il sent bien qu’il est impossible de parler de Dieu « si on ne lui p.594 transfère des catégories empruntées aux choses naturelles ». Il convient seulement de garder les proportions : tâche périlleuse, que Gilbert lui-même n’a pas su remplir au gré de saint Bernard, qui le fit condamner aux conciles de Paris (1147) et de Tours (1148).
Gilbert, élève des Chartrains, adhère à leur platonisme. De plus, il est de ceux qui, à cette époque, ont étudié le plus profondément la logique d’Aristote : il connaît les Analytiques , traduits en 1125 ; sous le titre De Sex Principiis , il écrit une étude qui restera classique, sur les six dernières catégories, action, passion, où, quand, avoir, situation. Surtout il insiste sur la notion de forme ou d’essence, en s’appuyant sur un passage de Sénèque, que nous avons déjà vu utilisé par les Chartrains [801]. Sénèque y distingue l’Idée platonicienne de la forme (ει̉δος) aristotélicienne, comme le modèle qui est en dehors d’une œuvre de la forme qui est inhérente à l’œuvre. C’est précisément la distinction que fait Gilbert [802] ; et ce que l’on appelle son réalisme consiste à dire non pas que ces formes subsistent en elles-mêmes, mais que les substances individuelles, qui, elles, subsistent par elles-mêmes, n’ont d’être ou d’essence que grâce à ces formes qui leur sont inhérentes ; un homme n’a d’être ou d’essence que parce qu’il a en lui la forme humanité , elle-même composée des formes rationalité et corporéité . En revanche, ces formes, qui font subsister les substances (elles sont les subsistentiae des subsistentes ), ne peuvent subsister par elles-mêmes, c’est-à-dire être des sujets.
Or Gilbert trouvait, dans ses considérations sur la forme, une règle commune aux naturalia et aux theologica : c’est, disait-il, une règle commune aux deux ordres que « l’être vient toujours de la forme » [803]. Il faut donc supposer en Dieu même, antérieurement aux trois personnes, une forme, la divinité ou p.595 déité, par laquelle ces personnes sont informées. C’est cette distinction même que saint Bernard attaqua. L’on voit assez par là toutes les difficultés de ce problème critique, où s’usent les forces intellectuelles du XII e siècle : « Jusqu’à quel point la réalité divine est-elle sujette aux règles de la
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