Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
traduire dans les faits par une opposition à tout le système spirituel de l ’ Église. L ’ Église sentit le danger, et la doctrine des Amauriciens fut condamnée au synode de Paris en 1210 et au concile de Latran (1215) ; en même temps, l ’ on condamnait le De Divisione naturae d ’ Origène où l ’ on voyait la source de cette doctrine. Vers la même époque, elle se manifeste pourtant encore dans les écrits de David de Dinant, condamnés aussi en 1210 ; nous n ’ en connaissons que le titre, De tomis hoc est de divisionibus , qui fait songer à Érigène ; mais nous connaissons ses idées par Albert le Grand et saint Thomas. La division dont il s ’ agit est celle des réalités en corps, âmes et substances séparées ; chacune de ces réalités a son principe indivisible, la matière ( Yle ) pour les corps, l ’ Intelligence ( Noyn vel mentem ) p.602 pour les âmes, Dieu pour les substances séparées. Or cette triade, matière, intelligence et Dieu ne désigne qu ’ une substance unique ; David paraît avoir employé, pour établir cette conclusion, le principe du livre des Causes : si l ’ on y voyait des termes distincts, il faudrait admettre au-dessus d ’ eux, un principe simple et indivisible, qui contienne en lui ce qu ’ ils ont de commun (c ’ est d ’ une manière analogue que raisonnait Avicebron, dont David a pu connaître la Fons vitae ) : on est donc renvoyé à une réalité unique. On reconnaît dans cette triade non point la triade néoplatonicienne de Macrobe, Un, intelligence et âme, mais une triade tirée du Timée , démiurge, intelligence ou être, et matière.
XII — JEAN DE SALISBURY
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Un des personnages les plus curieux de cette époque est Jean de Salisbury (1110-1180) qui reçut l ’ enseignement d ’ Abélard, de Gilbert de la Porrée et de Guillaume de Conches, qui fut l ’ ami de Thomas Becket et mourut évêque de Chartres. C ’ est un écrivain distingué, plein des souvenirs de l ’ antiquité classique, non seulement des poètes, comme Ovide et Virgile, mais de Sénèque et surtout de Cicéron à qui il a emprunté sa connaissance de la morale stoïcienne en même temps que le doute académique. Ses deux grands ouvrages, le Metalogicus et le Policraticus , reflètent d ’ une manière vivante toutes les préoccupations d ’ un grand seigneur ecclésiastique de ce temps.
Le Metalogicus nous donne un tableau de toutes les questions que soulevait vers 1160 la diffusion de l ’ enseignement de la dialectique. A ce moment tendait à s ’ affaiblir la conception longtemps dominante, selon laquelle la dialectique n ’ était qu ’ un des sept arts libéraux qui, dans leur ensemble, étaient destinés à servir d ’ introduction à la théologie : conception hiérarchique très nette que beaucoup de théologiens du XI I e siècle voient, non sans effroi, en danger de disparaître : la dialectique p.603 ne sait plus se subordonner, et elle envahit la théologie. Un saint Bernard voit là avant tout un péché, « une honteuse curiosité qui consiste à savoir pour savoir, une honteuse vanité qui consiste à connaître pour être connu » . Ces plaintes sont continuelles à la fin du XI I e siècle, et elles s ’ étendent même aux auteurs des sentences et des sommes, à qui l ’ on reproche de ne pas se contenter des Pères ; dans son Contra quatuor labyrinthos Franciae , Gauthier, prieur de Saint-Victor, combat Pierre Lombard et Pierre de Poitiers non moins qu ’ Abélard et Gilbert de la Porrée. Mais on ne redoutait pas simplement cet envahissement de la théologie par la dialectique, qui profanait la science sacrée et faisait des dogmes l ’ objet de disputes publiques ; on voyait aussi, non sans appréhension, naître une culture dialectique trop poussée, culture purement formelle de l ’ art de la discussion, qui finit par être prise comme fin en soi. L ’ interdiction, faite aux maîtres ès arts, d ’ enseigner la théologie, avait, comme résultat, un développement presque monstrueux de l ’ art de discuter. Jean de Salisbury nous dépeint ces « purs philosophes » qui dédaignent tout en dehors de la logique et ignorent grammaire, physique et éthique. « Ils y passent toute leur vie ; devenus vieux, ce sont des douteurs puérils, ils discutent toute syllabe et même toute lettre des paroles et des écrits ; ils hésitent en tout, ils cherchent toujours, et ils ne parviennent jamais
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