Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
connaissance des choses naturelles ? »
IX. — L’ÉTHIQUE D’ABÉLARD
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Le reproche qui vise la doctrine d’Abélard sur la Trinité et qui aboutit à la condamnation de Soissons (1121) cache peut-être un reproche plus grave qui le fit condamner de nouveau à Sens en 1141. Au XII e siècle, pas plus qu’aux siècles antérieurs, on ne peut isoler le débat spéculatif relatif au dogme, de tout un ensemble d’idées, plus pratiques que théoriques, sur la vie chrétienne. Comme saint Bernard théologien s’oppose à Abélard théologien, et pour les mêmes raisons, les réformateurs monastiques, qui veulent retourner à la règle stricte, trouvent devant eux des contradicteurs qui proclament que le mariage entre moines et moniales est licite, ou encore que l’on peut être sauvé avant l’Incarnation et sans y croire. A ce qu’on pourrait appeler le naturalisme théologique répond ce mouvement d’émancipation, qui aboutit à déclarer inutiles vie monastique, sacrements et mérite de la foi. C’est dans cette atmosphère qu’Abélard écrivit son Ethica ou Scito te ipsum . Là véritablement, comme l’a dit saint Bernard, « l’intelligence humaine garde tout pour elle et ne réserve rien à la foi [804] ». Abélard, qui y dénonce le scandale de la remise des pénitences à prix d’argent faite par les prêtres, qui conteste aux évêques le pouvoir de remettre les péchés, y défend une morale individualiste, tout à fait indépendante de la discipline chrétienne : p.596 la droite volonté déterminée seulement par l’obéissance à la conscience et au bien tel qu’il est conçu ; par suite le péché purement personnel et l’impossibilité du péché originel et de toute réversibilité des fautes ; la distinction radicale entre la faute morale, purement interne, assentiment à ce que l’on tient pour mauvais, et la faute légale ; l’impossibilité pour aucun autre homme de connaître l’intention qui, seule, constitue la faute ; enfin l’idée d’un salut personnel qui ignore la réversibilité sur nous des mérites du Christ [805] ; au total une intuition profonde, qui ramenait au premier plan la morale grecque et humaine ; voilà « le nouvel Évangile et la nouvelle foi » [806] que l’on jugea dangereux pour la situation acquise de l’Église et que l’on fit condamner à Sens. Le pape Innocent II, dans le rescrit qu’il écrit à ce sujet, rappelle la lettre (d’ailleurs fausse) de l’empereur Marcien qui dit au pape Jean : « Que, à l’avenir, nul clerc, nul militaire, nulle personne d’une condition quelconque ne tente de traiter publiquement de la foi chrétienne. »
X. — LA THÉOLOGIE D’ALAIN DE LILLE
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Ces condamnations n’arrêtaient nullement le mouvement irrésistible qui portait les théologiens à rechercher, dans la foi chrétienne, une structure rationnelle, qui en fît un tout bien lié. Il y a là une nécessité pratique dont il faut se rendre compte : Abélard l’a fait plusieurs fois valoir ; la méthode de raisonnement était la seule possible contre des hérétiques qui n’admettaient point la vérité. C’est aussi ce que dit Alain de Lille dans son De Arte seu articulis catholicae fidei qu’il écrivit vers la fin du siècle. Il y emploie (comme autrefois Proclus dans ses Éléments de théologie que connaît Alain) la forme d’Euclide avec ses notions communes, postulats ( petitiones ) et théorèmes.
p.597 Pourtant Alain, pas plus qu’Abélard, ne prétend, par le raisonnement, dépasser la probabilité ; la foi au contraire reste « issue de raisons certaines qui ne suffisent pas à la science ». Aussi y a-t-il chez lui un contraste entre le caractère contingent des vérités chrétiennes, dont la plupart énoncent des événements dépendant d’une décision mystérieuse d’un Dieu incompréhensible, et le caractère rationnel de la méthode qui doit prouver ces faits. La puissance insondable de Dieu vient toujours limiter la raison que l’on pourrait donner des vérités de la foi ; par exemple, « Dieu aurait pu racheter le genre humain d’une manière tout autre qu’il n’a fait » (III, 15) ; il n’y a aucune nécessité à ce que ce soit le Fils qui s’incarne, plutôt qu’une autre personne.
Tout comme Gilbert de la Porrée, il essaye, dans ses Theologicae regulae , de montrer dans quelle mesure les règles des naturalia peuvent être transférées aux theologica . Il a un
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