Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
fixées.
Malgré la limpidité tranquille et peut-être sans égale du style de saint Thomas, ses habitudes littéraires sont si éloignées des p.659 nôtres que l ’ on voit difficilement s ’ il existe un système thomiste et quel il est. Rien chez lui de cette émotion et de cette fougue qui, aux X I e et XI I e siècles, donnaient naissance à des œuvres synthétiques où la pensée s ’ expose en sa continuité ; par exemple dans la Somme théologique , rien qu ’ une suite de questions séparées en articles ; à chaque article s ’ alignent les arguments contre la thèse, les arguments pour, puis la réponse aux arguments contre ; nul arrêt, nulle vue d ’ ensemble (sauf exception ; par exemple Somme , I A pars, qu. 85, art. 1-3) dans ces discussions où l ’ on désire seulement l ’ emporter sur l ’ adversaire : la dialectique, entendue comme art de discussion, est devenue la maîtresse toute-puissante ; on apprend à disposer les arguments plutôt qu ’ à les inventer.
IX. — SAINT THOMAS ( suite ) : LA RAISON ET LA FOI
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S ’ il en est ainsi, si le philosophe ou le théologien ne voit pas d ’ inconvénient à cette exposition morcelée et déchiquetée, c ’ est qu ’ il considère que son rôle n ’ est pas de faire la synthèse, puisqu ’ elle est déjà faite, ni de découvrir la vérité, puisqu ’ elle est déjà trouvée. Le travail de saint Thomas suppose deux grandes synthèses qu ’ il accepte toutes faites comme des présuppositions de son œuvre propre : d ’ une part l ’ organisation des vérités de la religion, telles qu ’ elle se présentait chez les sententiaires du XI I e siècle, d ’ autre part la synthèse philosophique d ’ Aristote. Une partie de ses œuvres, les Sommes , suit le rythme des Sentences , qui finalement revient au rythme de la philosophie néoplatonicienne : ainsi la Somme contre les Gentils traite d ’ abord de Dieu, puis de la hiérarchie des créatures qui procèdent de lui, puis de la destinée de l ’ homme et de son retour à Dieu dans la vie éternelle. Dans une autre partie de ses œuvres, il analyse et commente les œuvres d ’ Aristote.
D ’ autre part, le rapport qu ’ il conçoit entre ces deux synthèses, p.660 la synthèse théologique des vérités révélées et la synthèse philosophique des vérités accessibles à la raison, laisse son esprit beaucoup plus tranquille et satisfait, beaucoup moins avide et passionné de recherche que celui d ’ un saint Anselme ou d ’ un Abélard : tandis que, chez ceux-ci, le rapport entre la raison et la foi était défini, si l ’ on ose dire, d ’ une manière dynamique, les vérités de foi étant proposées à la raison comme des vérités à pénétrer par elle dans un progrès illimité, il est défini chez saint Thomas d ’ une manière statique : il y a des vérités de foi qui excèdent définitivement l ’ intelligence humaine ; il y a des vérités philosophiques qui lui sont accessibles ; mais nul progrès ne peut conduire des unes aux autres. Si l ’ on peut raisonner en matière de foi, c ’ est seulement en tirant les conséquences des vérités de foi posées comme prémisses, jamais en démontrant ces vérités : ainsi l ’ on peut démontrer la nécessité de la grâce divine, par cette raison que, sans elle, la destinée surnaturelle de l ’ homme serait impossible ; mais il faut d ’ abord que l ’ existence de cette destinée surnaturelle nous soit révélée.
Cette conception purement statique, il est important de voir que saint Thomas ne l ’ emprunte nullement à la tradition théologique, mais qu ’ elle résulte pour lui d ’ une doctrine de la connaissance tout entière empruntée à Aristote : « L ’ intellect humain ne peut arriver, par sa vertu naturelle, à saisir la substance de Dieu même, parce que la connaissance de notre intellect, selon le mode de la vie présente, commence par le sens ; et c ’ est pourquoi ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi par l ’ intelligence humaine, à moins d ’ être conclu à partir des sens. Or les choses sensibles ne peuvent conduire notre intelligence à voir en elles ce qu ’ est la substance divine, parce que ce sont des effets qui n ’ égalent pas la vertu de la cause » [839] . Ainsi l ’ empirisme d’Aristote est érigé en sauvegarde contre l ’ indiscrétion d ’ une raison qui voudrait scruter p.661 les mystères
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