Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
; les choses sensibles ne sont plus, comme chez Bonaventure, des signes à interpréter pour y voir la présence divine, mais de simples effets par lesquels nous remontons, au moyen d ’ un pénible raisonnement, jusqu ’ à une cause que nous ne saisissons pas en elle-même, mais en ses relations à ses effets. Enfin le principe même de cette conception des rapports de la raison et de la foi supprime un des moteurs les plus puissants de la pensée philosophique dans les siècles précédents ; nous voulons parler de ces contradictions entre la raison et la foi d ’ où résulte, pour ajuster l ’ une à l ’ autre, un effort vers l ’ accord, qui est générateur de pensée philosophique. Saint Thomas part de ce principe que la vérité ne saurait être contraire à la vérité ; il s ’ ensuit que nulle vérité de foi ne saurait infirmer une vérité de raison, ou inversement. Mais, comme la raison humaine est débile, comme l ’ intelligence du plus grand philosophe, comparée à l ’ intelligence d ’ un ange, est bien inférieure à ce qu ’ est l ’ intelligence du paysan le plus simple comparée à la sienne propre, il s ’ ensuit que lorsqu ’ une vérité de raison nous paraît contredire une vérité de foi, nous pouvons être sûrs que la prétendue vérité de raison n ’ est qu ’ une erreur et qu ’ une discussion plus serrée nous en montrera la fausseté. La philosophie reste donc servante de la foi, non pas que la foi fasse appel à elle comme à une auxiliaire pour s ’ éclairer ellemême, non pas qu ’ elle mêle ses affirmations au tissu des argumentations rationnelles (car la philosophie est pleinement autonome, en tant que mode de connaissance), mais parce que la théologie la domine en la déclarant incapable de prouver tout ce qui serait contraire à la foi. Une hiérarchie de ce genre rend inutile a priori tout effort d ’ ajustement réciproque ; nulle pénétration et même nul point de friction ne sont possibles dans ce rapport purement extérieur de la foi à la raison, pas plus qu ’ ils ne sont possibles entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel qui, d ’ en haut et du dehors, donne au premier ses conditions et les limites de son office.
X. — SAINT THOMAS ( suite ) :
LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE
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p.662 Pourtant il faut bien l ’ entendre : entre la théorie thomiste des rapports de la raison et de la foi et la théorie thomiste de la réalité, il y a sinon une opposition du moins un contraste qui explique le développement de la philosophie. Entre le mode de connaître par raison et le mode de connaître par révélation, il y a discontinuité complète, et le premier ne nous fera jamais monter ni même aspirer au second ; en revanche, dans l ’ être même, dans la réalité, il y a, comme les néoplatoniciens l ’ ont toujours enseigné et comme saint Thomas le croit aussi, continuité complète, si bien que, en soi, dans le réel, il n ’ y a aucune séparation ni coupure entre les aspects du réel qui nous sont donnés par la raison, et la réalité qui nous est connue par la révélation, ou celle qui est atteinte par la connaissance des anges et par la vision béatifique. Or, du moment que la connaissance, si humble qu ’ elle soit, atteint d ’ emblée l ’ être même et que l ’ être est d ’ un seul tenant, il est impossible qu ’ il n ’ y ait point une portion commune entre les vérités de raison et les vérités de foi, c ’ est-à-dire qu ’ il n ’ y ait pas certaines vérités (telles que l ’ existence de Dieu) qui soient rationnellement démontrables autant que révélées.
Ces considérations abstraites peuvent s ’ éclairer historiquement de la manière suivante : on connaît le contraste entre la théologie d ’ Aristote et celle des néoplatoniciens : Aristote saisit Dieu uniquement comme le premier moteur du monde sensible ; il le saisit d ’ ailleurs ainsi par une démonstration rationnelle, et en employant les principes communs de sa physique et de sa métaphysique ; la démonstration de l ’ existence de Dieu est dérivée de l ’ application du principe directeur de toute sa conception du monde, la priorité de l ’ acte sur la puissance : la connaissance de Dieu comme premier moteur ou acte pur est p.663 donc une connaissance tout aussi rationnelle que n ’ importe quelle connaissance physique. La théologie néoplatonicienne ne part pas du sensible : elle se
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