Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
est seulement la fin vers laquelle il aspire.
La théologie résout aussi la question de la substance ; avec Platon, Aristote admet une substance incorporelle séparée, c’est Dieu ; mais c’est en un sens bien différent des Idées. La grande différence, c’est que Dieu n’est point, comme les Idées, la substance de toutes choses, pas plus qu’il n’est l’objet de la science. En revanche, il est, si l’on peut dire, la substance par excellence, comme il est la science par excellence. Il est la substance par excellence, pour cette raison que ce qu’il est, son essence, n’a pas à chercher d’appui en dehors de lui pour devenir une substance effectivement réalisée. Les autres formes substantielles, en effet, ne peuvent devenir effectivement des substances que si elles trouvent en dehors d’elle, dans une matière, les conditions de leur réalisation ; la statue ne peut p.224 devenir une réalité que grâce au marbre, l’homme que grâce à un corps organisé fait d’une multitude d’éléments. C’est pourquoi la forme substantielle qui est l’essence d’un être, n’est pas encore sa substance ; la substance désignera plutôt le composé de forme et de matière. En Dieu, acte pur, la difficulté disparaît ; la pensée n’a d’autres conditions qu’elle-même ; elle est sans matière ; cette substance éternelle, identique à son essence, est le type que s’efforceront d’imiter les substances passagères, nées de la combinaison de la forme et de la matière ; mais elle ne remplace nullement ces substances. Dieu est aussi la science par excellence, mais une science inaccessible à l’homme, qui cherche ses objets dans le monde. On voit à quel point la place de la théologie dans la doctrine d’Aristote est différente de celle du monde des idées dans celle de Platon.
Pour mieux la comprendre, il convient de parler de la crise qu’elle paraît avoir subie au cours du développement de sa pensée. Aristote est en général extrêmement réservé dans le développement de la théologie : « Les êtres non engendrés et incorruptibles sont sans doute précieux et divins, mais c’est eux que nous connaissons le moins... ; sans doute, avec le prix qu’ils ont, un léger contact avec eux nous est plus agréable que la connaissance des choses qui nous entourent, comme il est meilleur de voir la moindre part d’un objet aimé que de connaître avec exactitude beaucoup des autres êtres ; pourtant la proximité de ces êtres, leur parenté de nature avec nous, voilà des avantages en échange de la science des choses divines [320]. » Paroles caractéristiques de l’ancien platonicien : ce n’est plus dans le suprasensible qu’il va chercher l’objet d’une science exacte ; la théologie est au-dessus des prises de l’homme. De là ses hésitations entre le monothéisme et le polythéisme. Il incline assurément vers le monothéisme, parce que l’unité d’organisation de l’univers ne saurait être attribuée qu’à l’unité de sa p.225 cause finale, et il termine sa théologie en citant le vers d’Homère, qui deviendra le texte perpétuel du monothéisme païen : « Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs maîtres [321]. » Mais d’autre part Dieu est le moteur des cieux et un moteur immuable ; son effet doit donc être toujours le même ; or l’astronomie nous révèle l’existence d’un grand nombre de sphères concentriques, dont chacune est animée d’un mouvement propre, tout à fait indépendant de celui des autres ; les principes d’Aristote exigent ici qu’il y ait autant de moteurs distincts, et ils conduisent au polythéisme [322].
De là, la place réelle de la théologie d’Aristote ; la connaissance de Dieu en lui-même n’est nullement son but ; elle n’a aucun rôle en morale ou en politique. Dieu est considéré uniquement dans sa fonction cosmique, comme le producteur de l’unité du monde, unité qui en permet la connaissance rationnelle. Entre ce moteur immobile et les autres moteurs immobiles, à actions passagères et changeantes, que sont les âmes, la nature et, en général, les formes, il y a une hiérarchie ; l’action de chacun de ces moteurs inférieurs est déterminée non pas spontanément et à son gré, mais selon l’ordre qui vient du premier moteur et qui se transmet par le mouvement des cieux jusqu’à la terre. La science des choses naturelles consistera avant tout à démêler cette
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