Histoire du Japon
que la vie de Heian se teinta peu à peu de pessimisme. Les personnages de cette partie-là du récit, qui appartiennent à la génération d’après Genji, paraissent névrosés et complexes comparés aux joyeux compagnons de sa jeunesse.
Voilà pour le sujet de l’ouvrage de Murasaki. Quant au style, elle-même ne dit pas grand-chose de ce qu’elle en pense, mais chacune de ses pages témoigne de l’importance qu’elle attachait à l’expression. Ses défaillances sont rarissimes. La beauté du langage perd beaucoup même dans la traduction la plus fidèle, qui permet néanmoins au lecteur de discerner, comme à travers un voile, son art consommé de l’évocation, sa faculté d’obtenir un effet grâce à de petites touches d’une apparente simplicité. Voici l’un des nombreux passages choisis à sa louange par un romancier japonais moderne 21 , lui-même écrivain de talent et amateur de prose ornementale.
Chez elle, dans la forêt où elle vit solitaire, une dame délaissée reçoit une des trop rares visites de son amant : « Dans sa vie étriquée c’était comme si la lumière d’une étoile dans les vastes cieux se reflétait par aventure dans une vasque d’eau. »
Et dans la description d’arbres en fleurs au printemps se trouve cette phrase non moins charmante : « Parmi eux c’était les pruniers qui donnaient la plus sûre promesse car déjà leurs fleurs s’épanouissaient comme un léger sourire entrouvrant les lèvres. »
La plupart des œuvres littéraires de l’époque de Heian, en vers comme en prose, jettent une certaine lumière sur la question du goût. Dans ce domaine, le guide du sentiment le plus précieux est peut-être les Notes de chevet de Sei Shônagon, qui fut dame d’honneur de l’impératrice Sadako durant les dix dernières années du xe siècle. Ce n’est pas à strictement parler un ouvrage d’imagination, mais un recueil de souvenirs et d’idées, d’un style souvent spirituel et assez piquant. Ses descriptions sont plus directes, mais non moins pénétrantes, que celles de Murasaki, car Sei Shônagon est douée d’un regard poétique, d’un esprit réceptif et d’un sens raffiné du beau, en sorte qu’on ne saurait trouver meilleur témoignage que le sien sur le goût de son temps. Elle semble avoir eu de nombreuses aventures amoureuses ; et elle en fait mention avec la plus parfaite franchise et sans le moindre sentiment de culpabilité ni même d’indiscrétion. La chose importe peu, sinon dans la mesure où elle reflète les conventions du jour ; mais elle pourrait bien indiquer que dans la société d’alors, les questions de goût n’étaient pas régies par des principes éthiques. Or c’est un point qu’on ne peut ignorer lorsqu’on base une quelconque théorie de l’esthétique sur les descriptions de la société de Hei in.
Comme on l’a vu, Sei Shônagon aimait beaucoup l’impératrice, qui le lui rendait bien. C’est ce qui lui permit d’avoir une connaissance très intime de la cour, qu’elle dépeint avec une délicatesse de compréhension qui n’a d’égal que la vivacité de son humour. Elle déplore la laideur et condamne la bêtise, mais jamais elle ne porte de jugements moraux. La vie qu’elle décrit ne se résume pas à une succession de cérémonies et de pratiques religieuses, mais comprend aussi bien les heures de loisirs consacrées à des riens. Ici comme ailleurs, la poésie joue un rôle primordial, de même que la correspondance, qui appartient comme elle à l’art des relations sociales. La calligraphie, hors de sa valeur dans les lettres d’amour, a une importance telle que les dames de la cour rient de Noritsune, secrétaire adjoint au conseil des Rites, parce qu’il écrit d’une main atrocement maladroite. Tout comme un homme ne peut guère espérer voir sa cour aboutir s’il ne sait bien tourner les vers, une jeune femme risque fort de perdre son prétendant si elle est incapable de lui répondre sur le mode poétique. La correction de la tenue est non moins essentielle, non seulement parce qu’elle souligne le rang et l’importance, mais aussi comme signe de bon goût. Les vêtements des hommes comme des femmes font l’objet d’un examen extrêmement critique. Des couleurs tristes ou mal assorties, une fausse note dans le choix d’une teinte ou d’un tissu, sont tout aussi pénibles à l’œil qu’une dissonance à l’oreille d’un musicien. Les arbitres de l’élégance se
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