Histoire du Japon
authentique – s’il est permis d’utiliser des termes aussi controversés – s’exprimant à travers la sécheresse d’une langue monosyllabique. Il semble juste de supposer, quelque usage pratique qu’on ait fait ensuite du chinois, que l’idiome du pays était plus apte à rendre l’essence de sa culture, et que la saveur et le rythme du parler indigène aidèrent à l’épanouissement du goût japonais. Il ne fait aucun doute que c’est essentiellement dans la pratique des arts visuels que se forma la tradition esthétique japonaise, mais la contribution qu’y apporta la littérature nationale ne peut être ignorée.
Peut-être n’est-il pas déplacé de spéculer ici sur le rôle que joua le bref poème qu’est le « waka » dans le développement de la langue japonaise en tant qu’instrument servant à l’expression du sentiment plutôt qu’à la formulation de faits. Je crois qu’il est incontestable que la difficulté de s’exprimer au moyen d’un nombre limité de sons (cinquante syllabes ouvertes pour être exact) a contraint le poète japonais à recourir à des cadences énigmatiques, à des harmonies raffinées et presque imperceptibles, qui confèrent à la poésie, et à certaines formes de prose, une saveur subtile que l’Occidental a du mal à saisir. Le jeu de mots que constitue la paronomase, qui offense le goût de quiconque a été élevé dans le mépris du calembour, devient ici une figure de style conventionnelle, dont la fonction n’est pas sans rapport avec celle de la rime.
Une tentative, comme celle faite dans les pages précédentes, visant à décrire en mots une société esthétique, est vouée à donner une fausse impression, ou mieux une impression inadéquate, car un organisme aussi vivant, irrationnel, original et différencié ne se plie pas à une simple définition. A certains égards, le comportement des élégants de Heian atteignait des sommets de stupidité, et la vanité de leurs sentiments est parfois difficile à croire. Toutefois, ce n’est pas une moindre réussite que d’être parvenu à développer un mode d’existence consacré à la perception aiguë du beau, et d’avoir poussé le raffinement des rapports personnels à un point tel que les idées, les sentiments, pouvaient être transmis par la seule ombre d’une allusion.
Il est un aspect de l’amour du beau qu’on omet d’ordinaire de prendre en considération, et c’est son influence sur l’histoire intellectuelle des Japonais jusqu’à la fin du Moyen Age. Peut-on dire d’eux qu’ils furent avant toute chose amoureux de la beauté ? On l’a fréquemment dit des Grecs, et pourtant, sans mettre en question la force avec laquelle les Grecs ont développé et illustré une conception de la beauté qui leur est propre, H. J. Garrod, érudit classique distingué, soutient que cette conception a beaucoup moins influencé le monde moderne qu’on le prétend, et que c’est ailleurs que réside notre véritable dette à l’égard de la Grèce. Il pense que ce qui fait des Grecs une race à part, c’est la logique et l’honnêteté de leur esprit. « Ils aiment ce qui est rationnel, ils aiment aller au fond des choses. Il est beaucoup plus facile d’aimer le beau que le vrai, le sensé. Les Grecs aimaient les deux. »
On ne peut guère en dire autant des Japonais en tant que peuple avant l’époque moderne. Tout, dans leur histoire ancienne, parle de l’amour du beau,. rien, ou peu de chose, d’une logique ou d’une honnêteté exceptionnelles. Cependant, dans leur amour de la beauté, il semble qu’il y ait une chaleur et une profondeur qui font d’eux une race à part, ou du moins les distinguent des Grecs, comme les traits d’un Bouddha exprimant amour et pitié diffèrent de l’attitude marmoréenne d’un Apollon ou d’une Artémis.
Il faut bien sûr se rappeler que, lorsqu’on parle des critères du goût dans la première moitié du XIe siècle, nos conclusions se fondent uniquement sur la vie d’une élite telle qu’elle se dépeint dans ses livres et dans ses tableaux. On sait très peu de chose des petits employés, des boutiquiers, des paysans et des valets, hors de l’image que nous en donnent les dessins de l’époque. Les manières et les idées que la littérature nous a transmises se résument à celles de la classe supérieure, nobles de cour, hauts fonctionnaires et dirigeants ecclésiastiques. Les artistes et les artisans demeurent pour
Weitere Kostenlose Bücher