Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
une ci-devant. Ça ne m’empêche pas d’avoir
autant de bon sens le matin que le soir. Ah ! que les gens
sont bêtes ! ils veulent toujours qu’on leur jette de la
poudre aux yeux.
Le père dînait tous les jours chez nous avec
Lisbeth, le petit Cassius sur ses genoux. Jamais le pauvre homme
n’avait été dans un ravissement pareil ; à chaque instant il
répétait, les larmes aux yeux :
– Le Seigneur a béni mes enfants. Dans ma
grande misère, je n’aurais jamais cru que ces changements étaient
possibles.
Il regardait sa fille d’un air
d’admiration ; tout ce qu’elle disait lui paraissait juste, et
souvent il s’écriait :
– Si la grand-mère Anne et le grand-père
Mathurin vous voyaient, ils vous prendraient pour les seigneurs de
Dagsbourg.
– Oui, père Bastien, lui répondait
Chauvel en lui tendant une prise et souriant de bonne humeur, tout
cela nous le devons à la révolution ; elle a passé le niveau
partout, elle a détruit toutes les barrières. Seulement il est à
désirer que les corvéables de la veille ne deviennent pas les
maîtres du lendemain. Que ceux d’en bas tâchent de se défendre, ça
les regarde ; nous avons fait notre devoir.
La mère, elle, ne voulait plus mettre les
pieds dans notre maison ; elle allait voir Lisbeth à la
Ville-de-Bâle, et contempler ses trésors, levant les mains et
criant :
– La bénédiction du Seigneur repose sur
vous ! Tiens, donne-moi ci, donne-moi ça.
Mais Lisbeth, sachant qu’elle voulait en faire
cadeau à la vierge noire de Saint-Witt, ne lui donnait que de
vieilles friperies, et nous disait le soir :
– Si je l’écoutais, tout le butin de la
campagne retomberait entre les mains des fanatiques.
Finalement elle partit. C’était le temps où
Berthier venait d’entrer à Rome. Marescot s’y trouvait ; il
avait écrit ; Lisbeth se repentait d’avoir quitté la
brigade ; elle voulait retourner bien vite là-bas, soi-disant
pour faire bénir Cassius par le pape. Elle avait promis des
reliques à toutes les dames de Phalsbourg, à notre mère, à dame
Catherine, des morceaux de la vraie croix, ou des os de saints et
de saintes, car la mode de ces objets revenait.
La veille de son départ, m’ayant conduit avec
Marguerite à son auberge, elle me força d’accepter une grosse
montre à répétition, que j’ai encore et qui marche toujours bien.
C’était un morceau magnifique, une petite couronne gravée derrière,
et qui sonnait lentement, comme une cathédrale. Je n’en ai jamais
eu d’autre. Comme je ne voulais pas la recevoir, Lisbeth me
dit :
– C’est Marescot qui te l’envoie en
souvenir de la retraite d’Entrames, où tu nous as sauvé la vie.
Elle m’embrassait avec attendrissement, et me
mettait le petit Cassius dans les mains en s’écriant :
– C’est pour lui que tu dois l’accepter,
Michel. Marescot m’a dit : « Celle-là, c’est pour ton
frère ; je l’ai gagnée à la pointe de l’épée ; elle ne
vient pas d’une misérable poignée d’or qu’on porte chez l’horloger
du coin ; elle vient du champ de bataille ; on l’a payée
avec le sang. Répète-lui ça, Lisbeth, et qu’il embrasse le
petit.
Alors je pris la montre et je la mis dans ma
poche. Ces paroles me flattaient ; que voulez-vous, on n’a pas
été soldat pour rien.
Elle força Marguerite de choisir, parmi toutes
ses bagues, celle qui lui plairait le plus ; Marguerite me
regardait ; je lui fis signe d’accepter, pour ne pas chagriner
ma sœur. Elle en choisit donc une toute petite, avec une seule
petite perle, qui brillait comme une larme, mais elle ne l’a jamais
portée après le départ de Lisbeth, ne sachant si c’était la bague
d’une jeune fille ou d’une femme tuée pendant le pillage. Je m’en
doutais et ne lui dis jamais rien sur cela.
Lisbeth me remit aussi cent francs pour le
père, en me recommandant de n’en rien donner à la mère, parce
qu’elle le porterait tout de suite au réfractaire de Henridorf.
Le dernier jour, à cinq heures, étant réunis à
la bibliothèque, avec maître Jean, Létumier et d’autres amis,
toutes les caisses étant chargées, Baptiste vint nous prévenir que
le courrier était prêt. Les embrassades, les promesses de se
revoir, les bonnes espérances et les bons souhaits suivirent ma
sœur et Cassius jusqu’à la voiture, qui les prit devant notre
porte, au milieu d’une foule de curieux. Quelques dames avec leur
mari se trouvaient
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