Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
dans le nombre. On se salua, on se fit les
derniers compliments, et Lisbeth et Cassius nous
crièrent :
– Adieu, Michel ! Adieu,
Marguerite ! Adieu, tous !
Le père tenait encore la main de sa
fille ; elle se pencha pour l’embrasser et lui tendit
l’enfant, et puis le courrier se mit à rouler vers la place
d’Armes. Bien des années devaient se passer avant de se revoir, et
pour plusieurs c’était fini.
Chapitre 12
Nous arrivions alors au mois d’avril, et de
jour en jour on s’attendait à lire dans les journaux, que notre
expédition d’Angleterre était en route. Rien ne nous manquait plus,
le seul pillage de Berne avait rapporté plus de vingt-cinq millions
au Directoire, soit en lingots d’or et d’argent, soit en canons,
munitions et réquisitions de toute sorte.
Le docteur Schwân, de Strasbourg, ancien
président du club des Frères et Amis, et grand camarade de Chauvel,
passa dans ce temps à Phalsbourg, et vint nous voir ; il
déjeuna chez nous. C’était un savant homme, informé de tout ce qui
se faisait en France et en Allemagne, non seulement pour ce qui
regardait la politique, mais encore pour la médecine et les
nouvelles découvertes en tous genres. Il nous donna le détail des
forces de l’expédition, et nous en fûmes bien étonnés ; nos
meilleures troupes des armées du Rhin et d’Italie devaient en être,
avec les plus vieux marins des côtes de Bretagne et du Midi ;
en outre, nos meilleurs généraux : Kléber, Desaix, Reynier,
Lannes, Murat, Davoust, Junot, Andréossy, Caffarelli du Falga,
Berthier, enfin tout ce que nous avions de plus ferme, de plus
éprouvé, de plus capable dans l’infanterie, la cavalerie,
l’artillerie, et le génie. Schwân allait à Paris, parce que l’un de
ses anciens camarades, Berthollet, l’avait fait prévenir que s’il
voulait être de l’expédition, il le présenterait à Bonaparte ;
que déjà Monge, Geoffroy Saint-Hilaire, Denon, Larrey, Desgenettes,
étaient engagés, avec une foule d’autres :
– À quoi bon tant de savants ? lui
demandait Chauvel. Est-ce que les Anglais en manquent ? Est-ce
que nous allons dans un pays de sauvages ?
– Ma foi ! je n’en sais rien,
répondit Schwân, c’est inconcevable. Il faut autre chose dans tout
cela, que nous ne connaissons pas.
– Mais, s’écria Chauvel, si toutes nos
meilleures troupes, nos meilleurs généraux et les premiers savants
du pays partent, qu’est-ce qui nous restera donc en cas de
malheur ? Le congrès de Rastadt dure trop longtemps, ça
n’annonce rien de bon. On devrait aussi penser qu’un coup de vent
comme celui de 96 peut disperser notre flotte ; que les
Anglais peuvent l’attaquer en nombre supérieur et la
détruire ; que, pendant cette expédition, les Allemands, nous
voyant sans généraux, sans vieilles troupes, sans argent, peuvent
nous envahir. Ce serait d’autant plus naturel, que notre invasion
en Suisse et à Rome indigne toute l’Europe ; qu’on nous traite
de voleurs, et que le peuple de Vienne, comme nous l’avons vu hier
au
Moniteur,
est en pleine révolte contre nous ;
qu’il a cassé les vitres du palais de l’ambassade française à coups
de pierres, et fait tomber notre drapeau. Et c’est dans un moment
pareil qu’on nous dégarnit de tout ! Il ne s’agit pas ici de
royalisme, de républicanisme seulement ; il s’agit de patrie,
il s’agit de notre indépendance. Ce Directoire n’est donc pas
français ! Tout autre gouvernement, quand ce serait celui de
Calonne, ne nous exposerait pas à ce danger. Et pour qui, pour
quoi ? Pour donner un beau commandement à Bonaparte. Ces gens
sont donc fous ?
– Non, dit Schwân, mais la place de
directeur est bonne à prendre, et, si Bonaparte reste, il n’y aura
bientôt plus de place que pour lui.
Chauvel ne dit plus rien, il savait cela
depuis longtemps ; et Schwân ayant suivi sa route, pour tâcher
de s’embarquer aussi, nous attendîmes le départ de l’expédition
avec une sorte d’inquiétude.
La masse des troupes se réunissait à Toulon,
le mouvement à l’intérieur et le long des côtes était
immense ; on dégarnissait Gênes, Civita-Vecchia ; nous
n’étions pas sûrs si la 51 e n’allait pas être aussi de
l’entreprise.
Les gazettes criaient qu’il faudrait livrer
bataille, que les Anglais gardaient le détroit de Gibraltar. Brune
venait de recevoir le commandement de l’armée d’Italie ; de
notre côté, rien ne
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