Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
vaccin.
Mais ne pensez pas que ce fût une chose facile
de décider les gens à se laisser vacciner eux et leurs enfants.
Autant le peuple croit facilement toutes les bêtises qu’on lui
raconte, pour le tromper et lui tirer de l’argent sans aucun
profit, autant il est incrédule lorsqu’on veut lui parler
sérieusement dans son intérêt le plus clair.
Ce fut encore une bien autre histoire que
celle des pommes de terre, car si toutes les Baraques se moquaient
de maître Jean, lorsqu’il prit sur lui de planter ses grosses
pelures grises, au moins cela ne dura qu’un an ; quand tout se
mit à fleurir et qu’un peu plus tard, à chaque coup de pioche, on
voyait sortir des tas de châtaignes d’une nouvelle espèce, grosses
comme le poing, il fallut bien reconnaître que Jean Leroux n’était
pas bête ! L’année suivante chacun se dépêcha de lui demander
de la semence, et d’oublier qu’il avait rendu le plus grand service
au pays.
Mais, pour la vaccine, c’était autre chose. On
aurait cru que les gens vous faisaient des grâces en vous écoutant
parler de ce bienfait, à plus forte raison de se laisser faire une
égratignure, pour échapper à la plus terrible maladie.
Quant à moi, j’avoue que je ne me serais pas
donné tant de peine ; du moment que les imbéciles m’auraient
ri au nez, je les aurais laissés tranquilles.
Mais Chauvel, après avoir été bousculé,
maltraité et gravement insulté par la mauvaise race, se contentait
de dire que tout cela venait de l’ignorance, et ne pensait plus en
ce temps qu’au progrès de la vaccine. Sa satisfaction de vacciner
les gens était si grande, qu’il avait établi dans notre ancien
cabinet littéraire un endroit pour les recevoir ; M. le
Curé Christophe lui en amenait chaque jour des douzaines. Lorsque
vous entriez là, c’était un véritable spectacle ; des rangées
d’hommes et de femmes, de nourrices avec leurs nourrissons,
criaient et parlaient ensemble. Chauvel, au milieu d’eux, leur
racontait les bienfaits du
cow-pox,
et du moment que l’un
ou l’autre se laissait convertir, sa figure s’éclairait de
joie ; il allait chercher la lancette, il aidait les gens à
s’ôter la blouse ou la veste, et puis il les vaccinait en
disant :
– Maintenant gardez-vous d’essuyer cette
petite égratignure. Mettez dessus un linge. Le bouton viendra
demain, après-demain, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela n’y
fait rien ; il séchera, et vous serez préservé.
Quand on avait l’air de résister, il se
fâchait, il s’indignait, il flattait, il encourageait ; enfin
on aurait cru que ce monde le regardait, qu’il était chargé de
sauver tout notre pays de la petite vérole. Combien de fois je l’ai
vu traverser tout à coup la boutique, prendre une pièce de quinze
sous au comptoir et la serrer dans la main d’un malheureux en lui
disant :
– Arrive, que je te vaccine.
Naturellement cet enthousiasme me fâchait,
j’aurais autant aimé garder notre argent ; mais d’aller faire
des observations à Chauvel, jamais je n’aurais osé ; son
indignation aurait éclaté contre les égoïstes, qui ne s’inquiètent
que d’eux-mêmes, et Marguerite lui aurait donné raison !
Notre boutique devint ainsi comme le bureau
des nourrices du pays, le bureau de la vaccine ; et ce brave
homme ne se contentait pas encore de cela, toute la sainte journée
il recevait des lettres, des mémoires, des articles touchant le
cow-pox ;
il y réfléchissait, il y répondait.
Marguerite aussi s’en mêlait, et souvent je m’écriais en
moi-même :
« Est-il possible de perdre son temps, sa
peine et son argent, pour des gens qui ne vous en ont pas la
moindre reconnaissance, et qui même vous demanderaient des dommages
et intérêts, s’il leur arrivait la moindre
maladie ! »
Je trouvais cela trop fort.
Notre commerce n’en allait pourtant pas plus
mal, au contraire, le nom de Chauvel se répandait, on le
connaissait à dix lieues, non seulement comme épicier, mercier,
marchand d’étoffes et d’eau-de-vie, mais encore comme ancien
représentant du peuple et vaccinateur ; partout on
disait : « le représentant, le vaccinateur, le
libraire », et, jusque dans la haute montagne, on savait que
c’était lui ; cela nous amenait des pratiques en foule.
Chapitre 14
Vers ce temps, les despotes ayant appris que
notre meilleure armée était en Égypte, et qu’elle ne pouvait plus
revenir faute de vaisseaux,
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