Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
pour avoir un
prétexte d’arrêter les gens que l’on craint. Cela ne suffit pas.
Sieyès a la constitution définitive de notre république dans sa
poche ; et, comme elle ne cadre pas avec les idées de tout le
monde, comme le peuple pourrait bien la repousser, il faut un
général à Sieyès pour mettre le peuple à la raison, s’il se
soulève. Il a tâté Moreau, Bernadotte ; il a choisi Joubert,
mais Joubert est mort à Novi. Maintenant Bonaparte est revenu
d’Égypte ; Bonaparte embrasse la constitution de Sieyès ;
il la défend envers et contre tous ; Sieyès et ses amis du
conseil des Cinq-Cents n’en demandent pas plus ; ils livrent
les deux Conseils à Bonaparte, en les transportant à
Saint-Cloud ; ils donnent à Bonaparte le commandement des
troupes, malgré la constitution. Demain nous verrons le reste. Je
pense que, si l’affaire réussit, Bonaparte et les soldats voudront
avoir aussi leur petite part dans le gouvernement ; les
bourgeois n’auront pas tout. »
Chauvel clignait de l’œil, indigné de ce tour
qu’il prévoyait, mais qui venait dans un moment où la république se
portait si bien, qu’on aurait cru de pareilles gueuseries
impossibles. Je crois encore aujourd’hui que, sans l’abbé Sieyès,
Bonaparte, malgré son audace, n’aurait jamais osé faire le coup.
Sieyès l’avait préparé, Bonaparte l’exécuta.
Le lendemain, on se précipitait dans notre
boutique pour demander les journaux ; en quelques minutes ils
étaient tous enlevés. Nous, dans notre bibliothèque, à dix ou douze
amis et gens de la famille, nous lisions cette fameuse séance des
Cinq-Cents, du 19 brumaire, à l’orangerie de Saint-Cloud, sous la
présidence de Lucien Bonaparte. C’est moi qui lisais :
« La séance est ouverte à une heure et
demie, dans l’orangerie de Saint-Cloud, aile gauche du palais, par
la lecture du procès-verbal de la séance précédente.
» Gaudin : Citoyens, un
décret du conseil des Anciens a transféré les séances du Corps
législatif dans cette commune.
» Cette mesure extraordinaire doit être
motivée sur des dangers imminents. En effet, on a déclaré que des
factions puissantes menaçaient de nous déchirer ; qu’il
fallait leur arracher l’espoir de renverser la république, et
rendre la paix à la France, etc.
» Gaudin continuait ainsi, et finissait
par demander qu’une commission fût nommée, pour faire son rapport
sur la situation de la république et les mesures de salut public à
prendre dans les circonstances. Il était interrompu.
» Delbrel : La
constitution d’abord.
» Grandmaison : Je
réclame la parole.
» Delbrel : La
constitution ou la mort ! Les baïonnettes ne nous effrayent
pas ; nous sommes libres ici.
« Plusieurs voix : Point de dictature !… À bas les dictateurs !
» Les cris de « Vive la
constitution ! » s’élèvent.
» Delbrel : Je demande
qu’on renouvelle le serment à la constitution !
» Les acclamations se renouvellent. Une
foule de membres se portent au bureau. Les cris : « À bas
les dictateurs ! » recommencent.
» Le président Lucien
Bonaparte : Je sens trop la dignité du Conseil, pour
souffrir plus longtemps les menaces insolentes d’une partie des
orateurs. Je les rappelle à l’ordre.
» Grandmaison : Représentants, la France ne verra pas sans étonnement que la
représentation nationale et le conseil des Cinq-Cents, cédant au
décret constitutionnel du conseil des Anciens, se sont rendus dans
cette nouvelle enceinte, sans être instruits du danger, imminent
sans doute, qui nous menace. On parle de former une commission pour
proposer des mesures à prendre, pour savoir ce qu’il y a à faire.
Il faudrait plutôt en proposer une pour savoir ce qui a été
fait.
» Il finissait par s’écrier :
» – Le sang français coule depuis dix ans
pour la liberté, et je demande que nous fassions le serment de nous
opposer au rétablissement de toute espèce de tyrannie.
» Une foule de voix : Appuyé ! appuyé ! Vive la république ! Vive la
constitution !
» Ce serment était prêté, et Bigonnet
disait :
» – Le serment que vous venez de
renouveler occupera sa place dans les fastes de l’histoire, il
pourra être comparé à ce serment célèbre que l’Assemblée
constituante prêta au jeu de paume, avec cette différence qu’alors
la représentation nationale cherchait un asile contre les
baïonnettes de l’autorité
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