Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
matin
même, avant d’aller au Cinq-Cents, Bonaparte était venu leur faire
un discours, comme il en faisait à ses soldats, criant qu’il
existait une conspiration, que le conseil des Cinq-Cents voulait
rétablir la Convention et les échafauds, que les directeurs Barras
et Moulin avaient été jusqu’à lui proposer de renverser le
gouvernement. On lui demandait des preuves. Il n’en n’avait
pas ; il bégayait, il se fâchait, il se tournait vers ses
soldats, debout à la porte, et leur criait :
– C’est sur vous, mes braves soldats, que
je me repose… Je vois d’ici vos bonnets et vos baïonnettes. Vous ne
m’abandonnerez pas, mes braves amis, que j’ai conduits à la
victoire…
Ainsi de suite. Ah ! que les Anciens
devaient se repentir d’avoir livré les deux Conseils et la nation à
ce malheureux ! Il était trop tard !
Pendant que les Cinq-Cents, repoussés de leur
salle, couraient à Paris pour réveiller le peuple, s’il était
possible, vingt-cinq ou vingt-six traîtres, restés en arrière,
rentrèrent à la nuit dans la salle, sous la présidence de Lucien
Bonaparte, complice de l’autre, et rendirent ce fameux décret qu’on
attendait et par lequel le Directoire était supprimé, soixante et
un des Cinq-Cents expulsés des conseils, le pouvoir exécutif confié
à Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte,
le général,
sous le
nom de Consuls, le Corps législatif ajourné à trois mois, et deux
commissions législatives de vingt-cinq membres, chargées de veiller
à la police et de réviser la constitution.
Les Anciens restés en permanence, approuvèrent
tout, cela va sans dire ; et comme Chauvel l’avait prévu, le
peuple n’ayant pas bougé parce qu’il n’avait aucun intérêt à garder
la constitution de l’an III, la nation fut dans le sac pour seize
ans. Elle y serait peut-être encore sans les Allemands, les Anglais
et les Russes ! Oui, il faut enfin avoir le courage de le
dire : si l’Europe tout entière, qu’il pillait et rançonnait,
ne s’était pas levée contre cet homme, l’ancien régime, rétabli
dans toute sa force au profit de la famille Bonaparte, avec son
clergé, sa noblesse, ses majorats, ses privilèges et son despotisme
abominable, écraserait encore notre malheureux pays.
Les bourgeois, s’il leur restait un peu de bon
sens, durent alors comprendre que l’esprit de finasserie et
d’égoïsme ne fait pas tout, et qu’avec un peu plus de justice, en
faisant une part honnête au peuple dans leur constitution, elle
aurait trouvé des milliers de défenseurs. Mais quand on veut tout
happer et garder pour soi seul, il faut aussi tout défendre ;
Bonaparte, en criant «
qu’il venait rétablir les droits du
peuple
» et jeter les avocats à la rivière, devait avoir
le peuple pour lui, cela tombe sous le sens commun ; chacun
pour soi, Dieu pour tous ! Les bourgeois en avaient donné
l’exemple, le peuple le suivit.
Nous allions donc apprendre à connaître le
gouvernement des soldats !
Chapitre 16
Tous les généraux présents à Paris avaient
trempé dans le coup d’État ; Moreau s’était même abaissé
jusqu’à garder prisonniers, au palais du Luxembourg, les deux seuls
hommes de cœur du Directoire, Gohier et Moulin, qui n’avaient pas
voulu donner leur démission, et qui se retirèrent, en protestant
avec force contre ces infamies.
Le lendemain, Bonaparte quitta la petite
maison de la rue de la Victoire avec son épouse, pour aller se
loger au Luxembourg. Les consuls firent une proclamation à la
nation et Bonaparte à l’armée ; les soldats reçurent du vin,
ils chantèrent, ils crièrent : « Vive
Bonaparte ! » Le peuple, à Phalsbourg, s’en mêla, et l’on
consomma plus de bière et de cervelas en ce jour, que durant
plusieurs mois. Les patriotes ne bougèrent pas ; quand le
peuple et les soldats sont d’accord, il faut rester bien
tranquille. Les autorités civiles et militaires avaient reçu des
ordres, et dans une petite ville comme la nôtre, le maire, les
adjoints, le secrétaire de la mairie, le brigadier de la
gendarmerie, viennent vous avertir en secret. Nous avions reçu cet
avis, le père Chauvel n’en avait pas besoin, il connaissait
Bonaparte.
Les gazettes étaient pleines d’adhésions, de
compliments, de félicitations, d’assurances de dévouement ;
Brune lui-même, un ancien ami de Danton, et qui lui devait ses
premiers grades, le vainqueur du duc d’York en Hollande, écrivit
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