Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
au
grand homme pour se soumettre. Masséna ne disait rien ; il
avait semé, l’autre récoltait : l’ingratitude du peuple devait
l’indigner. Bonaparte, pour ne l’avoir pas si près de Paris, à la
tête des vainqueurs de Zurich, l’envoya commander en Italie ;
Bernadotte, ayant vu le coup réussir à fond, se taisait ;
Championnet criait victoire ; Augereau n’avait jamais tant
aimé Bonaparte.
Mais ce qui fit frémir les honnêtes gens, ce
fut la liste de ceux qu’on envoyait à Cayenne et dans l’île de Ré,
cette liste où les brigands, les assassins signalés depuis
longtemps, se trouvaient mêlés avec les représentants des
Cinq-Cents, et des patriotes comme Jourdan, le sauveur de la France
à Fleurus et à Wattignies. Alors on reconnut l’esprit d’abaissement
de Bonaparte. Il paraît que lui-même apprit l’horreur de la foule,
et qu’il comprit qu’en dépassant un certain point, la canaille
elle-même pourrait se révolter ; car on vit aussitôt dans les
gazettes qu’il ne s’agissait pas de Jean-Baptiste Jourdan, le
général, mais de Mathieu Jourdan, dit Coupe-Tête, le massacreur de
la Guillotière, mort depuis des années. Cette humiliation d’un des
plus vertueux citoyens fit de la peine à tout le monde.
Les deux commissions poursuivaient leur
ouvrage à Paris ; celle des Cinq-Cents, sous Lucien Bonaparte,
celle des Anciens, sous Lebrun. Elles abolirent la loi des otages,
elles établirent une taxe de guerre de vingt-cinq centimes par
franc, à la place de l’emprunt forcé ; elle proclamèrent
l’étalon définitif des poids et mesures, ce qui fut un bien pour le
commerce ; elles mirent en ordre les lois déjà rendues pour
notre code civil, et finalement elles nommèrent chacune leur
commission
chargée d’arrêter un projet de
constitution.
C’est ce qu’on attendait avec impatience, car
nous ne pouvions vivre dans l’état où nous étions, sous le genou
d’un seul homme ; nous aurions été plus malheureux que des
serfs. Nous croyions que la nouvelle constitution allait nous
rendre des droits, puisque tous étaient abolis, même ceux de la
constitution de l’an III. Le père Chauvel seul riait, quand on lui
parlait de nouvelles constitutions ; il levait les
épaules : cela signifiait bien des choses et vous mettait la
mort dans l’âme.
Alors on connut enfin cette magnifique
constitution, que Sieyès trimballait dans sa tête depuis cinq ans.
Des images de Mirecourt, dont nous avons vendu beaucoup en ce temps
la représentaient sous la figure d’une pyramide d’Égypte. En haut
était assis dans un fauteuil le grand électeur à vie, nommé par le
sénat assis au bas de la pyramide. Ce grand électeur devait
recevoir six millions par an ; il devait avoir une garde de
trois mille hommes et vivre au palais de Versailles, comme Louis
XVI. C’était la pièce principale de cette constitution. Le grand
électeur ne devait avoir pour seule fonction que de nommer deux
consuls, l’un de la paix et l’autre de la guerre, et puis de
regarder d’en haut ce qui se passerait. À droite de la pyramide
était assis le Corps législatif, à gauche le tribunat, et, en face
du grand électeur, le conseil d’État. Le tribunat et le conseil
d’État se disputaient ensemble sur les lois, le Corps législatif
les écoutait, il prononçait son jugement.
Quant au peuple, il était représenté sous la
figure d’un maire qui dresse des listes, d’un commissionnaire qui
les porte et d’un paysan qui les met dans une boîte.
Cette image faisait mourir de rire tous ceux
qui la voyaient. On contait que Bonaparte lui-même s’en était fait
du bon sang et qu’il avait dit à Sieyès :
– Ah çà ! croyez-vous que la nation
verrait avec plaisir un cochon dépenser six millions à Versailles
sans rien faire ? Et puis, connaissez-vous un homme assez bas,
pour accepter une position pareille ?
M. l’abbé n’avait su quoi répondre ;
il connaissait très bien ce grand électeur !
Il paraît que Bonaparte trouva pourtant que la
constitution de Sieyès avait du bon, car, le 13 décembre 1799, la
nouvelle constitution ayant été publiée, nous vîmes que le Sénat,
le Corps législatif, le tribunat, le conseil d’État et même le
grand électeur étaient conservés ; seulement ce grand
électeur, au lieu de ne rien faire, faisait tout ; il
s’appelait premier consul, et s’était donné deux camarades pour la
forme :
« Le gouvernement est confié
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