Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
forcée.
Seulement, comme Bonaparte était un homme très fin, il sentait que
la lutte serait longue, et voulut d’abord tout préparer, mettre de
l’ordre non seulement dans ses troupes, mais encore dans le pays,
pour avoir tout sous la main, tirer ses ressources sans encombre
des moindres hameaux, ne rencontrer d’obstacles et de résistance
nulle part, et pouvoir pomper l’argent, le sang, la vie, jusque sur
le roc vif de la nation. C’est de là que nous est venue la fameuse
organisation territoriale du 28 pluviôse an VIII (11 février 1800),
et l’établissement des préfectures et sous-préfectures, que tant
d’écrivains ont admirés, sachant bien pourtant qu’ils ne peuvent
s’accorder avec la justice et la liberté de notre pays.
Avant la révolution, nous avions eu les
assemblées provinciales, composées de prêtres et de nobles, pour
régler les intérêts de la province et les impôts de chacun ;
plus tard sous la Constituante et la Convention, nous avions eu des
assemblées municipales, nommées par tous les citoyens sans
exception, pour régler les affaires de la commune, et des
assemblées primaires au chef-lieu du district, pour l’élection des
députés, des juges, des administrateurs, etc. Tout le monde était
content ; on vivait, on prenait part aux affaires de son
canton, de sa ville, de son village, du département et du pays tout
entier. Les citoyens pauvres recevaient même une indemnité pour se
rendre aux assemblées de district.
Ensuite, par la constitution de l’an III, nous
avions eu des assemblées primaires composées seulement de tous ceux
qui payaient des contributions directes ! Mais c’est égal, on
était toujours attaché aux intérêts de son pays, et puis on avait
des affaires municipales ; c’est dans les assemblées
municipales qu’on apprenait à défendre ses intérêts ; tous
ceux qui se trouvaient nommés de ces assemblées, soit comme simples
membres, soit comme officiers municipaux chargés de fonctions
particulières, pouvaient dire : « Je représente mes
concitoyens. Ce que je fais, c’est pour moi-même, mes amis, ma
ville, mon village. » Nul étranger n’avait le droit de se
mêler des affaires municipales ou commmunales. Robespierre, le
premier, avait envoyé des agents municipaux dans les chefs-lieux de
département, des surveillants, mais pas de gens ayant mission de se
mêler de ce qui ne les regardait pas ; pourvu que la
république eût son compte en argent et en hommes, il n’en demandait
pas davantage.
Eh bien, cela ne suffisait pas à
Bonaparte : il trouvait que les gens étaient encore trop
libres ; qu’il n’étaient pas assez sous sa poigne ;
qu’ils s’occupaient encore trop de leurs propres affaires ;
que leur propre commune les regardait moins que lui, et qu’il
devait leur nommer, non seulement un surveillant, mais un maire
chargé de tout faire chez eux à leur place, de recevoir ses ordres
et de forcer les citoyens à les remplir. On continuait de nommer
des conseillers municipaux, mais quand le conseil municipal ne
s’accordait pas avec le maire, représentant du premier consul, le
conseil municipal était dissous et le maire avait raison quand
même.
C’est ce que la nouvelle organisation appelait
« l’administration proprement dite. » Au-dessus du maire
était le sous-préfet, au chef-lieu d’arrondissement, car
l’organisation territoriale créait trois cent quatre-vingt-dix-huit
arrondissements, au-dessus des six à sept mille cantons de la
république ; et au-dessus du sous-préfet était le préfet, au
chef-lieu du département, tous chargés de procurer l’exécution de
ce que voulait le premier consul, d’être les premiers consuls de la
commune, de l’arrondissement et du département : de nommer à
toutes les fonctions, qui bon leur semblait, et de plier quiconque
résisterait.
Quand un citoyen avait à se plaindre du
dernier de leurs agents, il ne pouvait pas lui demander réparation
en justice (article 75 de la constitution de l’an VIII) et devait
s’adresser d’abord au conseil d’État, pour en obtenir
l’autorisation ; et comme le premier consul nommait aussi les
préfets, les sous-préfets et les maires, lesquels nommaient, eux,
leurs agents de police, leurs gardes champêtres, etc., le conseil
d’État, nommé par le premier consul, ne donnait jamais ou presque
jamais l’autorisation de les poursuivre ; de sorte qu’il
fallait rester chez soi, ne pas bouger, et,
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